L’insertion de la maison Pommery dans le négoce du champagne

 

1. Présentation
1.1. La naissance de la maison Pommery & Greno
1.1.1. Les débuts
1.1.2. La succession
1.2. Les protagonistes
1.2.1. Jeanne-Alexandrine Pommery
1.2.2. Henry Vasnier
1.2.3. Narcisse Greno

2. Le négoce des vins de Champagne
2.1. Le succès des vins mousseux
2.1.1. Des vins "tranquilles" en perte d’influence
2.1.2. Le support technique de ce succès
2.1.3. Le succès d'une image
2.2. Un négoce en pleine croissance
2.2.1. Les principaux marchés
2.2.2. Un négoce fortement concurrentiel

            Nous allons nous attacher, au cours de cette première partie, à présenter les principaux "acteurs" de ce mémoire, à commencer par la maison Pommery. Elle apparaît dans un contexte propre à un autre de ces acteurs, à savoir le négoce des vins de Champagne, que nous essaierons d’appréhender tel qu’il se présente au milieu du XIXème siècle. Nous nous intéresserons également aux intermédiaires qui agissent dans ce négoce, à leur rôle. Le discours que la maison Pommery leur tient à ses débuts nous a semblé révélateur de son "positionnement" au sein de ce négoce.

 Chapitre I : La maison Pommery en 1858

  1.                 Présentation [1]

  1.1.            La naissance de la maison Pommery & Greno

1.1.1.     Les débuts

C’est en 1856 qu’apparaît la maison Pommery, prenant le relais de la maison Wibert & Greno. Le fait n’est pas rare dans le négoce du champagne : les changements de raison sociale y sont en effet légion, à l’initiative d’anciens associés ou de membres de la famille propriétaire qui reprennent l’affaire [2] . Le véritable acte de naissance de la maison Pommery se situe en 1836 avec la fondation de la maison Dubois-Gosset. Cette fondation intervient dans une période fertile pour les maisons de vins de Champagne puisque d'autres maisons apparaissent dans le même quart de siècle, dont certaines comptent parmi les plus prestigieuses de ce négoce : Joseph Perrier en 1825, P.A. Mumm Giesler & C° en 1827, Renaudin-Bollinger en 1829, de Montebello en 1834, Krug en 1843 [3] . En 1837, la maison Dubois-Gosset est dissoute pour laisser place à la maison Dubois & Greno – ce dernier étant le voyageur de l’ancienne maison –, qui devient en 1839, à la mort de M. Dubois, la maison Wibert & Greno. Cette association, qui dure dix-sept ans, constitue la première véritable assise de la maison Pommery. En 1856, M. Wibert se retirant des affaires, M. Greno s’associe avec Alexandre Louis Pommery, ancien courtier en laine, qui acquiert «la suite des affaires et la clientèle de la société Wibert & Greno avec le droit de se servir pour l’expédition de la marque et du nom de ladite société pour la somme de 60.000 francs ». De cette acquisition, «les sieurs Pommery et Greno, suivant acte sous seing privé en date du 30 juin et du 5 juillet 1856, forment une société en nom collectif au capital de 150.000 francs sous la raison sociale Pommery & Greno, ayant pour but le commerce des vins de Champagne avec siège à Reims» [4] . Le parcours de A.L. Pommery est caractéristique de l’attraction du négoce des vins de Champagne dans la première moitié du XIXème siècle. Jusqu’alors, le textile domine l’activité économique à Reims. Or, dès les premières décennies du XIXème siècle, le commerce du textile recule progressivement au profit de celui des vins [5] . A.L. Pommery apporte à la nouvelle société les capitaux, engrangés dans le négoce de la laine, nécessaires à la constitution d’un stock de vins de qualité, et son immeuble situé rue Vauthier-le-Noir [6] . Il est difficile de dire si l'année 1856 marque la création d'une nouvelle maison : la maison Pommery s'inscrit déjà dans un passé. La continuité est d’ailleurs assurée par le concours que N. Greno accepte d’apporter à la nouvelle maison pendant quatre ans, au terme desquels il doit se retirer. Cette continuité est d'ailleurs revendiquée dans les circulaires envoyées à la clientèle à l'occasion de ce changement [7] .

1.1.2.     La succession

La mort prématurée de A.L. Pommery en février 1858 jette un grand trouble au sein de la nouvelle maison. Elle pose bien évidemment le problème de la succession à un moment critique de son existence du fait des capitaux engagés, et alors que le fils de A.L. Pommery n’a pas encore atteint sa majorité. La décision de Madame Pommery de poursuivre les affaires de son mari, et la reconduction du traité conclu entre son mari et Greno en 1856, assure la continuité nécessaire à la structure. Une lettre de ce dernier témoigne de ces événements :

« […] M. Pommery vient de succomber à une attaque de paralysie. J’en suis encore tout consterné […] Les affaires marchaient bien malgré la crise, nous nous disions tous très heureux, et il y a plus, nous l’étions ! Ce bon M. Pommery était pour moi une nouvelle famille. [...] Mais Dieu merci, Madame Pommery, qui est une femme d’élite, de cœur et d’énergie, a pris la résolution de continuer le commerce et de se substituer à son mari en attendant la majorité de son fils, de sorte qu’il n’y aura pas de changement dans l’association Pommery & Greno. Dans cette cruelle circonstance, il n’y avait que ce moyen de sauvegarder tous les intérêts, les siens, ceux de ses enfants, les nôtres […] En effet les approvisionnements considérables des dernières années ne peuvent se réaliser fructueusement que par l’expédition à la clientèle, autrement ce serait une perte atroce. Mais Madame Pommery, douée d’une intelligence rare, se dévouant à la chose, nous allons redoubler encore une fois d’efforts et de soins et tout ira bien. » [8]

La longévité de Mme Pommery a permis d'asseoir la nouvelle maison, même si celle-ci a connu d'autres évolutions, avec le retrait de N. Greno de l'association en 1862, et l'incorporation de ses enfants à la société. Ainsi, la raison sociale devient "Veuve Pommery & Fils" en 1866 après la majorité de Louis Pommery, cette société étant renouvelée en 1875 à la date de la majorité de Louise Pommery. Un autre changement significatif intervient en 1885 avec le renouvellement de la société sous la raison sociale "Veuve Pommery, Fils & Cie", lorsque H. Vasnier a été intégré comme associé. La mort de Mme Pommery pendant le cours de cette société n'y a apporté aucun changement, celle-ci subsistant sous la gérance de Louis Pommery et H. Vasnier, associés tous deux en nom collectif, alors que Louise Pommery reste comme associée commanditaire. Il est à noter que le capital de la dernière société formée au cours de notre période d'étude est soixante fois supérieur au capital initial de la société en 1856 : de 150.000 francs en 1856, il est passé à 9 millions de francs en 1895 [9] . Même si ces chiffres recouvrent des réalités financières qu'il ne nous est pas possible de mettre en évidence, ils donnent une mesure de la croissance spectaculaire de la Maison et de ses nouvelles possibilités.  

1.2.            Les protagonistes

Il convient de s'attarder sur les principaux protagonistes de la maison Pommery que nous allons retrouver dans ce mémoire. La mort de A.L. Pommery voit en effet se constituer un "trio dirigeant", avec toutes les précautions que requiert une telle expression, composé de Mme Pommery, N. Greno et H. Vasnier.

1.2.1.     Jeanne-Alexandrine Pommery

C'est paradoxalement la personne sur laquelle nous avons le moins de renseignements. Son rôle nous apparaît rarement, eu égard à la perspective que nous avons adoptée dans ce mémoire. Elle a en tout cas laissé une image d'autorité : «[elle] aurait aussi bien dirigé un ministère que sa maison de commerce » [10] . Ce jugement en dit suffisamment long sur ses capacités à diriger. En revanche, il nous faut avouer que nous ne connaissons rien ou presque des modalités de prise de décision au sein de la maison Pommery, et des attributions respectives des membres de ce "trio dirigeant". S'il nous est possible de retracer les principales décisions et leur application, nous ne savons pas comment ni par qui elles ont été prises.

1.2.2.     Henry Vasnier 

Henry Vasnier, dont la famille est amie de longue date avec celle de A.L. Pommery [11] , a été recruté en 1856, en qualité de représentant intéressé à la Maison : outre ses appointements, il touche également une commission sur les bénéfices. Cette place l'amène à voyager, selon les besoins, pour le compte de la maison Pommery. Nous relevons des traces de ses voyages dans la correspondance. Des lettres de N. Greno datées de 1856 et 1857 nous éclairent à ce propos, notamment sur les voyages en Angleterre, marché qu'il a vraisemblablement en charge de prospecter. Son recrutement  peut être interprété comme le signe d’une volonté de développer les relations de la Maison avec l’Angleterre, qu'il connaît bien pour y avoir travailler comme employé dans une banque. D’ailleurs, quand il s’agit par la suite de relancer la clientèle, ou de discuter des différentes modalités d’installation d’un Bureau à Londres, c’est lui qui se rend sur place [12] .

Cependant, ce rôle de voyageur devient de plus en plus marginal. Très vite, il partage en effet son temps entre les voyages et le Bureau de Reims, où il s’occupe de la gestion des affaires, tâche à laquelle il va s'imposer. Son arrivée s’accompagne d’une remise en ordre qui témoigne de sa rigueur [13] . L'évolution de son rôle doit beaucoup aux circonstances, et notamment aux problèmes de santé de M. Pommery, comme nous le révèle un extrait de lettre de N. Greno [14] . C'est désormais lui qui rédige l'essentiel de la correspondance, ce qu'il fait pendant plusieurs années. Cette tâche ne lui échoit pas tout au long de notre période d'étude. D'autres personnes sont chargées par la suite de la correspondance, notamment avec le marché anglais : l'essentiel de la correspondance avec Londres est rédigée en anglais à partir de 1872 ; nous ne trouvons plus l'écriture de H. Vasnier que dans quelques notes. De même, une personne semble particulièrement chargée de la correspondance en allemand. La correspondance envoyée aux intermédiaires de 1879 que nous avons étudiée n'est plus du tout rédigée, ni signée, par H. Vasnier.

Il nous faut nous arrêter sur les relations de H. Vasnier et de Mme Pommery. A la mort de M. Pommery, il abandonne son activité de voyageur et il se voit chargé de la marche générale des affaires [15] , devenant ainsi le principal collaborateur de Mme Pommery. Les rapports qui les unissent, dont la correspondance de Madame Pommery aurait très bien pu se faire l’écho, nous échappent en grande partie. Cependant, le portrait qu'en dresse A. de Polignac n'est sans doute pas dénué de fondements :

« […] Sa présence constante à Reims "au comptoir" fait de ce fidèle d'entre les fidèles le conseiller le plus écouté. Il sera de toutes les décisions et, avec Mme Pommery, construit réellement le domaine. "Homme calme, froid, pondéré, imbu du sens des réalités – dira de lui plus tard Melchior de Polignac –, il complétait admirablement Mme Pommery qui, elle, possédait au suprême degré le goût du risque et des solutions audacieuses." » [16]

Son association aux affaires en 1885 témoigne de la confiance que Mme Pommery lui accorde. Il n'est pas interdit de penser alors que H. Vasnier est la voix fidèle de cette dernière auprès des agents et représentants. Leurs opinions semblent se rejoindre, ou tout du moins être relativement proches, sur un certain nombre de points, comme la conception des affaires ou celle du champagne.

1.2.3.     Narcisse Greno

S'il n'occupe une place au sein du groupe dirigeant de la maison Pommery & Greno que durant quelques années – de 1856 à 1860 – Greno n'en joue pas moins un rôle important. Il n'est sans doute pas excessif de dire qu'il est l'âme de l'ancienne maison Wibert & Greno. Il fait partie de cette génération de négociants qui se sont eux-mêmes impliqués dans la promotion de leur marque à l'étranger pour assurer le développement de leur maison. Il a débuté à l'âge de vingt ans, en 1830, au sein de la maison Veuve Droinet, avant d'entrer au service de la maison Dubois-Gosset [17] . Le rôle de voyageur est très éprouvant. N. Greno l'a vraisemblablement rempli sans ménager ses efforts, ce qui explique qu'il souffre de problèmes de santé depuis le milieu des années 1850. Il continue d'occuper un rôle de voyageur au sein de la nouvelle maison, même si ces problèmes le contraignent à se ménager. Il initie d'ailleurs H. Vasnier aux ficelles du métier de voyageur pour qu'il puisse prendre sa succession. Une partie de la correspondance qu'il a envoyée à M. Pommery entre 1856 et 1858 nous renseigne sur ses activités. Il se rend sur les principaux marchés de la Maison pour entretenir la clientèle, mais aussi pour aider les agents à lancer les affaires. Il supervise notamment le travail de Mertens sur le marché allemand et celui de Van Loo sur le marché belge. D'une manière générale, il s'occupe de tout ce qui a trait à la représentation de la Maison.

Après 1860, il officie en tant que représentant-intéressé aux bénéfices de la Maison ; il touche un pourcentage – jusqu'à 40% en fonction de leur importance - à condition qu'il voyage pendant au moins trois mois chaque année. Il continue ainsi à se rendre, le plus souvent à l'initiative de Mme Pommery, à Bruxelles, à Paris ou en Hollande, pour y entretenir ses nombreuses relations, voire essayer d’y relancer la marque. Ses voyages l'amènent également à conseiller la Maison pour le développement des affaires. Sa connaissance de ces places, et les relations dont il y dispose, en font un conseiller éclairé. Ainsi, lorsqu'un nouvel agent entre en fonction, il est chargé de le présenter à la clientèle. En outre, il propose régulièrement à la Maison de nouveaux représentants. Il s’agit souvent d’anciennes relations, pour lesquelles il se porte garant, ou de représentants que Mme Pommery l’a chargé de recruter. Elle lui confie également quelques missions particulières. Ainsi, en 1866, elle lui demande de se renseigner sur la situation de L. Mertens en Allemagne et d'effectuer une tournée avec lui. Il en profite également pour prospecter Vienne et Budapest, où il jette les premiers jalons pour le développement des affaires de la Maison. Il continue d'occuper ce rôle jusque 1870, date à laquelle il se retire définitivement des affaires.

2.                 Le négoce des vins de Champagne

 L'apparition de la maison Pommery s'inscrit dans un contexte qu'il convient ici de retracer. Le négoce des vins de Champagne connaît en effet, au cours de cette première moitié du XIXème siècle, de profondes évolutions. Elles accompagnent la première phase de diffusion de ces vins, et constituent le support de la formidable croissance du négoce dans la seconde moitié du XIXème siècle.

2.1.            Le succès des vins mousseux

2.1.1.     Des vins "tranquilles" en perte d’influence

             Si ce sont les vins mousseux qui nous intéressent dans ce mémoire, il ne faut pas oublier que les vins dits "tranquilles" ont longtemps représenté l'essentiel du négoce des vins de Champagne. Ces vins - rouges ou blancs - connaissent un certain succès depuis le XVIIème siècle, en France comme à l'étranger. Parmi ces vins non mousseux se trouvent d'ailleurs des vins fins à la notoriété bien assise, comme le "Sillery Sec" ou le "Bouzy rouge". Ces vins fins comptent de nombreux amateurs et leurs prix sont comparables aux vins mousseux. Au début du XIXème siècle, les vins "tranquilles" représentent encore les neuf dixièmes des récoltes en Champagne [18] , les deux tiers encore en 1850. Ils assurent donc une part non négligeable de l'activité des maisons de vins de Champagne au cours de cette première moitié du XIXème siècle. Peu de maisons, y compris parmi les plus grandes, semblent s'être spécialisées exclusivement dans la production de vins mousseux. Un extrait du mémoire adressé par des producteurs de Champagne aux Chambres législatives en 1829 témoigne de la place qu'occupent encore les vins "tranquilles" :

« […] Il est vrai que nos vins blancs mousseux que le monde entier recherche […] Mais la champagne ne produit pas seulement des vins blancs ; elle produit aussi des vins rouges qui forment au moins les neuf dixièmes de ses récoltes, et pendant vingt ans, ils se sont vendus en Belgique, la Hollande et les Etats de l'Allemagne voisins du Rhin. » [19]

Si la réputation des vins mousseux - recherchés par « le monde entier » - est déjà faite, l'enjeu économique des vins tranquilles explique sans doute cette requête. Cependant, au cours de cette première moitié du siècle, une assimilation quasi exclusive se fait progressivement dans l'esprit des consommateurs entre vins de Champagne et vins mousseux. J.P. Devroey date cette assimilation, sur le marché anglais, des premières années du XIXème siècle, moment où les vins tranquilles commencent à perdre leur popularité [20] . Cette assimilation marque l'effacement progressif des vins "tranquilles" face au succès des vins mousseux, notamment à partir des années 1840. L'affirmation du vin mousseux se confond avec deux évolutions : une meilleure maîtrise des processus d'élaboration du champagne et la prospérité relative que connaît le XIXème siècle. Le succès des vins mousseux prive alors les vins fins non mousseux des raisins de qualité qui ont fait leur notoriété. L'exemple de la maison Pommery illustre cette évolution. Les vins tranquilles ont dû jouer un rôle non négligeable pour la maison Wibert & Greno, alors que, si la maison Pommery en commercialise encore à la fin des années 1850 et dans les années 1860, cela ne représente plus qu'une activité complémentaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit négligeable [21] . Il s'agit sans doute de vins préparés à partir des récoltes, abondantes et de qualité, de 1857 et 1858 et destinés aux clients de l'ancienne maison. Par la suite, nous ne trouvons plus que des références occasionnelles à ces ventes, sans doute quand les récoltes sont suffisamment abondantes pour répondre à la demande en champagne et fournir ces vins [22] .

2.1.2.     Le support technique de ce succès

Le vin mousseux est, dans la première moitié du XIXème siècle, un vin dont la maîtrise technique reste mal assurée. Un certain empirisme préside à son élaboration [23] . La prise de mousse notamment échappe à toute rationalité. De fait, la "casse"[24] a pu atteindre 90% des flacons descendus en cave au XVIIIème ; en 1840, elle est toujours de 20%[25]. Ces pertes font du vin de Champagne mousseux un vin difficile à produire et donc un vin cher. Elles expliquent que nombre de maisons ne se sont pas encore spécialisées dans ces vins mousseux[26]. Au cours de cette première moitié de siècle, un certain nombre de progrès interviennent dans le processus de production, accompagnant ainsi l'essor de ces vins. W. Younger s'en fait l'écho :

« … jusqu'au milieu du siècle, le champagne a été un vin difficile, jeune et instable, parfois mousseux au sens naturel du terme, parfois simplement crémant. La recherche scientifique et l'amélioration des techniques lui ont permis de devenir un vin régulier digne de confiance, de meilleure qualité et meilleur marché. » [27]

 

Il a fallu, pour assurer l'essor des vins mousseux, résoudre un certain nombre de problèmes qui leur sont spécifiques. De manière générale, les différentes opérations qui entrent dans l’élaboration du vin mousseux connaissent des améliorations tout au long du XIXème, que celles-ci soient liées à une meilleure connaissance des processus ou à l’invention de nouveaux procédés [28] . Il n'entre pas dans notre propos de les exposer toutes, mais il importe en tout cas de souligner qu’elles ont joué un rôle décisif dans l'essor des vins de Champagne mousseux. Elles ont en effet permis d'améliorer sensiblement leur qualité, de faire de substantiels gains de productivité et donc de maîtriser leur prix. Deux innovations ont particulièrement accompagné cet essor et méritent que nous nous y attardions.

 

L'un des progrès les plus importants est à mettre au crédit de François, un pharmacien. Dans les années 1830, il a mis au point le densimètre, un appareil permettant de mesurer la quantité de sucre naturel restant dans le vin après la première fermentation. Le vin de Champagne a toujours manifesté une tendance à mousser le printemps suivant la vendange, sous l'effet d'une seconde fermentation. Au début du XIXème siècle, le rôle du sucre dans cette seconde fermentation n'est pas encore connu. Vers 1830, il est ajouté de manière empirique pour favoriser la prise de mousse, mais le dosage optimal n'est pas connu. Le procédé de François indique précisément cette quantité à ajouter au moment de la mise en bouteilles, pour encourager la seconde fermentation. L'élaboration du vin mousseux ne repose plus uniquement sur des observations empiriques. La casse, qui a longtemps représenté un frein à la diffusion des vins mousseux, du fait des investissements exigés et des pertes auxquelles les négociants sont exposés, s'en trouve sensiblement réduite. La contribution de cette invention est soulignée par le Syndicat du commerce des vins de Champagne dans une notice parue à l'occasion de l'exposition de 1889 : il y est écrit que «depuis la découverte de Monsieur François, le commerce des vins mousseux a pris une extension considérable » [29] .Si la casse a été diminuée dans des proportions acceptables, la maîtrise définitive de la seconde fermentation et des processus qui s'y déroulent n'intervient véritablement qu'au début du XXème siècle.

 

Un autre progrès décisif est intervenu dans le dosage des vins. Le champagne est un vin naturellement sec, avec une certaine amertume, d'autant que la seconde fermentation le prive de son sucre. Le vin, après dégorgement, se caractérise par un faible degré d'alcool et une verdeur excessive. L'opération du vin, ou dosage, vient pallier ces inconvénients par l'ajout d'une liqueur d'expédition, contenant à la fois du sucre et de l'eau-de-vie. Cette liqueur est propre à chaque maison. Elle permet de combler la perte en alcool, de dissimuler l'amertume du vin, et de leur donner la couleur recherchée au vin. La dose dépend du type de vin qu'une maison veut mettre sur le marché - plus ou moins doux ou sec - et des exigences des clients. Le dosage systématique est de règle depuis les années 1830[30]. Le vin de Champagne mousseux est alors un vin largement édulcoré pour répondre au goût des consommateurs, qui ont l'habitude de le boire au dessert et frappé. Les goûts entre les marchés divergent cependant. Les Russes par exemple préfèrent un vin extrêmement dosé. Le goût en Allemagne se rapproche plutôt de celui rencontré en France, plus sec que le goût russe. Sur le marché anglais, le vin sec y est préféré encore plus sec. De fait, le dosage est une opération particulièrement importante car elle permet de s’adapter à ces exigences. Dans les années 1840 voit le jour une machine à doser qui apporte un progrès considérable. Elle vient remplacer le travail qu'un ouvrier effectue auparavant et assure la régularité du dosage, tout en permettant d'augmenter la productivité.

 

Tous ces progrès ont constitué le support du formidable essor de la production des vins mousseux qu’a connu le XIXème siècle. Avec cette maîtrise progressive et leur affirmation aux dépens des vins "tranquilles", le terme de "champagne" finit par ne plus être associé qu’aux vins mousseux. Cette désignation apparaît sur les étiquettes dans les années 1860, encore accompagnée toutefois de la mention "mousseux". Par ailleurs, il est possible que ces progrès aient favorisé l'essor de marques. M. Etienne a montré, dans son travail sur la maison Clicquot, que l'insuffisante maîtrise des processus de fabrication rend impossible, au début du XIXème siècle, toute caractérisation du produit et toute association entre un goût et une marque [31] . En l'absence de qualité régulière, il est difficile de parler véritablement de marque. Le champagne est, par nature, un vin d’assemblage. Différents crus sont soigneusement sélectionnés et combinés pour constituer une cuvée, « tout homogène et harmonieux, où les bouquets sont combinés, améliorés et complétés les uns par les autres » [32] . Cet assemblage permet à un producteur de rester fidèle au "style" adopté par sa maison et connu de ses clients, ou tout du moins de s'en rapprocher le plus possible. Nul doute que les améliorations dans le processus de production ont dû contribuer à la définition de "styles" de vins propres à chaque maison. Auparavant, le vin mousseux est avant tout recherché pour ses qualités de mousse ou une marque pour sa notoriété. Avec cette meilleure maîtrise du vin et la différenciation plus sensible entre les "styles", il est possible que les consommateurs aient été plus attentifs à la qualité et au goût du vin. Précisons en tout cas que ces évolutions s’affirment peu à peu, particulièrement dans la seconde moitié du XIXème siècle. La plupart des maisons n’ont sans doute pas les moyens d’assurer de manière continuelle la pérennité d’un goût, comme cela peut être le cas aujourd’hui. D’autre part, si la qualité et la régularité du vin ont été améliorées, elles n'en restent pas moins encore difficiles à obtenir. Le champagne reste un produit fragile, demandant des soins extrêmes. La maison Pommery par exemple est confrontée de manière récurrente à un problème de "goût de bouchon", qui vient pourrir le vin. Par ailleurs, les recouleuses [33] sont encore légion. Les plaintes des clients viennent témoigner de ces difficultés. La qualité est peut-être le défi majeur qui se pose aux principales maisons de champagne dans la seconde moitié du XIXème siècle, du fait d’une demande qui augmente considérablement.

 

2.1.3.     Le succès d'une image

 

S’ils sont commercialisés depuis le début du XVIIIème siècle - la première maison vouée à la fabrication et au négoce de ces vins mousseux, la maison Ruinart, est née en 1729 - les vins mousseux de Champagne s'affirment donc principalement au cours de la première moitié du XIXème siècle. Leur réputation est cependant déjà bien assise. Le champagne bénéficie d'une image de produit de luxe, que renforce son prix élevé. Sa consommation a longtemps été le fait des élites aristocratique : ils ont connu un certain succès à la cour des rois de France - Louis XV et Louis XVI - mais également dans les principales cours européennes. En Angleterre, la noblesse et la gentry les apprécient particulièrement depuis le début du XVIIIème siècle, et ce en dépit des lourdes taxes qui frappent les vins français.

 

L'histoire de la diffusion du champagne se confond avec l'essor économique que connaît le monde civilisé, malgré les aléas de la conjoncture, et l'enrichissement qui l'accompagne au XIXème siècle. Par un phénomène d'imitation sociale, la consommation du champagne touche des milieux de plus en plus larges au cours de cette première moitié du XIXème siècle. Si le vin est apprécié des gastronomes, F. Bonal précise qu'il jouit d'un statut particulier qui lui confère un caractère d'obligation sociale : sa consommation marque l'appartenance au monde de la bourgeoisie [34] . Il accompagne tout naturellement la vie de plaisirs parisienne, les bals et dîners qui la ponctue. Cette image ne se limite pas à Paris. Elle a une valeur universelle. Elle se rencontre dans les différents pays où le champagne est consommé. Partout, il apparaît comme le reflet de la société française. Il est considéré comme un produit élégant, synonyme de fête et d'exceptionnel par son côté joyeux, comme l'explique T. Walker :

 

« Aucun autre vin ne produit un effet comparable pour rendre le succès plus intense. S'il y a une large quantité de champagne donnée de bon cœur, la balance penche toujours du côté favorable. En résumé, là où le champagne marche, rien ne peut aller de travers. » [35]

 

            A travers toute l’Europe, le champagne accompagne très vite la vie mondaine. J.P. Devroey souligne qu'en Angleterre, alors qu'un certain champagne, meilleur marché, devient plus populaire au milieu du XIXème siècle, le champagne est désormais considéré comme un trait suprême de la distinction. Il devient « l'accompagnement obligatoire de tout repas recherché et à la mode » [36] .

 

La présence des élites européennes - qui viennent goûter, à Paris, aux joies de la civilisation française et qui s'initient à ses délices - a largement contribué à sa diffusion. Les événements de 1814 et 1815 ont également joué ce rôle, d'après les propos attribués aux négociants de l'époque. L'occupation et les pillages ont sans doute permis aux soldats et surtout aux  officiers des armées alliées de se familiariser avec le vin, ceux-ci faisant office de « commis-voyageurs, qui en rentrant dans leurs patries lointaines, [ont fait] l'article pour [ces] maisons » [37]. Mais le succès du champagne et de son image doit sans doute beaucoup plus à l'implication des négociants dans la promotion de leur vin, principalement au cours de cette première moitié du XIXème siècle [38] . A l'instar de N. Greno au temps de la maison Wibert & Greno, ils voyagent eux-mêmes sur les différents marchés, les prospectent, font connaître leur produit [39] . Leurs voyages sont relayés par les démarches de leurs commis-voyageurs, qui sillonnent l'Europe, sollicitant directement la clientèle. A. Simon qui considère qu'« en un temps où la publicité n'existait pas […] les négociants parvinrent à créer envers et malgré tout une demande pour le champagne. » [40] . Quelques maisons jouent bien évidemment les premiers rôles dans cette diffusion, au premier rang desquelles la maison Moët, comme en témoigne cet extrait :

 

« C’est à Jean-Rémy Moët que nous devons ce prodigieux commerce qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde et qui fait éclater partout le nom de la France dans les joyeuses et pacifiques détonations du champagne. » [41]

 

2.2.            Un négoce en pleine croissance

2.2.1.     Les principaux marchés

 

Le XIXème siècle voit donc s'ouvrir une période de prospérité pour le négoce des vins de Champagne mousseux. La production annuelle de champagne connaît une progression régulière au cours de la première moitié du siècle : de 300 000 bouteilles à la fin du XVIIIème siècle, elle est passée à 3 millions en 1830, 6 millions en 1844 et plus de 9 millions de bouteilles dans les années 1850 [42] . Le négoce des vins de Champagne a toujours démontré une "vocation exportatrice" pour reprendre l'expression employée par M. Etienne: ce sont les débouchés extérieurs qui en ont assuré la croissance [43] . Les efforts déployés par les principales maisons pour y développer les ventes ne sont sans doute pas étrangers à ce résultat. L'importance relative des différents marchés apparaît difficilement, faute de sources. Seules quelques indications viennent combler cette lacune.

 

Allemagne

479000

Angleterre (et Inde)

467000

Etats-Unis

400000

Russie

280000

 

Figure 1 : Tableau des principaux marchés en 1832 (en bouteilles importées)[44]

 

            Ce tableau nous présente les marchés privilégiés pour les vins de Champagne mousseux au début des années 1830. L'Angleterre y occupe, nous pouvons le constater, une position de choix. C. Ray nous apprend que les vins "tranquilles" de Champagne sont connus de la cour anglaise dès les débuts du XVIIème siècle. En dépit des lois qui s'opposent à l'importation de vins en bouteilles, et en dépit des lourdes taxes qui frappent les vins français, ce que l'Angleterre compte de classes aisées dégustent les vins mousseux de Champagne depuis le début du XVIIIème siècle [45] . Ce marché compte déjà parmi les plus importants avant la Révolution de 1789. M. Etienne décrit l'enthousiasme des commerçants français suscité par la réouverture des échanges avec l'île en 1801. Le vin de Champagne, considéré comme un produit de grand luxe, y est vendu très cher, non seulement en raison des taxes écrasantes, mais également du fait des spéculations des marchands de vins : le commerce passe entre leurs mains et ils vendent aux consommateurs sous leur propre nom [46] . D'une manière générale, la consommation de champagne semble n'avoir été que peu freinée par la Révolution et l'Empire. En 1825, les droits sur les vins français diminuent de presque moitié, ce qui entraîne un quasi triplement des importations. Il faut attendre 1831 pour les voir atteindre le niveau des droits sur les autres vins [47] . Le marché anglais occupe alors la deuxième place des pays importateurs. Mais il est probable qu'elle a vite occupé la première place car J.P. Devroey précise que, si nous ne disposons pas de chiffres concernant les exportations totales de vins de Champagne vers l'Angleterre, les observateurs de l'époque estiment que sa consommation a doublé entre 1845 et 1861 [48] . Sur ce marché, la vogue du "Continent" pour des champagnes "grands mousseux", liquoreux, servis au dessert, n'a plus court. Le succès rencontré par le Sillery non mousseux, vin sec et corsé, est représentatif de la préférence des consommateurs anglais pour un vin sec. Cette préférence se manifeste également pour le champagne : les remarques relevées par J.P. Devroey dans la correspondance de la maison Perrier-Jouët vont dans ce sens [49] .

 

            L'Allemagne compte également parmi les destinations de prédilection pour les vins de Champagne. L'origine allemande de nombre de négociants et voyageurs explique l'ancienneté et la solidité des relations [50] . De fait, les Etats allemands représentent le premier débouché en 1832. Mais l'unification progressive dans le Zollverein, et la réponse à la politique protectionniste de la France, vient réduire ce débouché, d'autant que les vins de Champagne doivent affronter la concurrence de vins mousseux locaux, notamment celle des vins du Rhin. J.P. Devroey explique ainsi la réorientation de la maison Perrier-Jouët vers l'Angleterre, à un moment où la demande est dopée par l'abaissement des taxes [51] .

 

Le marché américain, naissant dans les années 1820, suscite un grand intérêt de la part des négociants. C. Heidsieck s'en fait l'écho lorsqu'il écrit qu' «il n'y a pas de pays où l'on puisse faire aussi facilement fortune à condition d'y envoyer un article qui plaise et se vende bien »[52]. Son troisième rang parmi les importateurs de champagne confirme ses potentialités. De même, la Russie attire de nombreuses maisons au cours de cette première moitié du XIXème siècle. Ce marché est en effet sillonné par de nombreux commis-voyageurs ou par les négociants eux-mêmes. La fascination exercée par la France sur les élites russes ajoute encore au succès du champagne. Cependant, si les ventes sont importantes, elles se limitent à la société aristocratique.       

             

2.2.2.     Un négoce fortement concurrentiel

 

Avec l'affirmation des vins mousseux apparaissent nombre de nouvelles maisons au cours de cette première moitié du XIXème siècle, dont nous avons eu l'occasion de citer quelques noms. En 1821, une centaine de maisons sont dénombrées - contre dix au XVIIIème siècle. F. Bonal précise que beaucoup d'autres se créent à la faveur des progrès techniques intervenus [53] . Ces maisons, nées dans le courant du siècle, doivent affronter des marques déjà bien implantées et à la réputation solidement assise. Les maisons créées au XVIIIème siècle [54] comme Clicquot, Lanson, Moët, Roederer, Ruinart ou encore Heidsieck - dominent le marché. A côté de ces noms prestigieux, d'autres maisons ont réussi à percer, mais en concentrant, semble-t-il, leurs efforts sur certains marchés. C'est le cas par exemple de la maison Perrier‑Jouët, indissociablement liée au marché anglais depuis les années 1830 [55] . Parmi ces maisons créées au cours du XIXème siècle, certaines réussissent en effet à se faire apprécier des amateurs, même si leur production reste longtemps limitée, et malgré l'implantation de ces maisons anciennes. L'éloge adressé par le Vigneron champenois à M. Pol-Roger lors de sa mort illustre les difficultés qu'elles ont pu rencontrer [56]   :

 

« Il a fallu un travail persévérant pour faire apprécier en vingt-cinq ans une bonne nouvelle marque au milieu de celles existant déjà depuis près d'un siècle. »[57]

 

Il a en effet fallu à ces maisons réussir à prendre place face à des concurrents puissants. La maison Pommery en fait partie. C’est d’ailleurs une de celles qui apparaît le plus tard dans le siècle. De fait, sa percée s'inscrit dans le contexte d’un négoce extrêmement concurrentiel, dont A. Hubinet rend compte par exemple pour le marché anglais :

 

« […] il devient de plus en plus difficile d’enlever des affaires à première vue. Le marché est couvert de maisons françaises et allemandes qui s’adressent aux Particuliers après avoir vainement sollicité les négociants…» [58]

 

J.P. Devroey rapporte également les propos de l’agent de la maison Perrier-Jouët à Paris, qui se plaint, au milieu des années 1850, de la concurrence de plus en plus vive que se livrent les différents représentants [59] . Cette concurrence est d’autant plus vive que le négoce du champagne est extrêmement sensible à la conjoncture, qu’elle soit économique ou politique d’ailleurs. Or la seconde moitié des années 1850 et le début des années 1860 sont marqués par des tensions économiques et politiques, qui rendent les affaires plus difficiles [60] . 

 

Une autre évolution doit être soulignée. Avec les progrès intervenus dans la production et la maîtrise du vin, la croissance de la demande, l'émergence de nouvelles maisons, une rupture s'établit, semble-t-il, entre vins de qualité et vins bon marché. Parmi la centaine de maisons dénombrée en 1821 « 50 maisons [sont] connues pour faire le commerce des vins fins en bouteilles », auxquelles s'ajoutent « un grand nombre de maisons de 2è ou 3è classes » [61] . La qualité des vins - et partant le type de consommateurs auquel une maison tient à s'adresser - constitue un critère de différenciation. Il est à la base de l'émergence de ces marques que nous avons évoquées : « il y a le champagne des véritables amateurs qui, comme il est le plus cher, est également celui des gens fortunés qui se piquent d'être connaisseurs […] il y a le champagne du vulgum pecus, moins fin et meilleur marché» [62] . Le prix des vins sert dans ce cadre de référence : les maisons qui revendiquent la fabrication de vins ne vendent pas au-dessous de 3 et 3,50 francs [63] . Les conditions exigées pour produire de très bons champagnes font que ceux‑ci sont minoritaires : ils doivent être bien faits, avoir bien vieilli et suffisamment longtemps (3 ans en général) [64] , et provenir d'une excellente cuvée. La qualité de l'approvisionnement d'une maison joue un rôle primordial dans cette optique, les vins de qualité étant bien évidemment issus des meilleurs crus, et donc des plus chers. La maison Perrier‑Jouët revendique cette optique de qualité, dès les années 1830 [65] . De plus, il est important pour une grande marque de constituer des stocks de vins dans les bonnes années pour assurer la constance de la qualité en dépend : « une maison dépourvue de vins vieux de première qualité, dans une série d'années médiocres, est une maison démontée, perdue pour le grand commerce » [66] . Les raisins de crus modestes sont utilisés par les grandes maisons pour leurs qualités secondaires, et aux maisons qui ont délibérément choisi de s'orienter vers les vins à bon marché. Nombre de ces dernières n'hésitent pas à s'approvisionner dans d'autres régions viticoles susceptibles de les approvisionner à meilleur compte - vins de Bourgogne ou de Saumur principalement [67] . Des producteurs de ces régions n'hésitent d’ailleurs pas à fabriquer des vins mousseux qu'ils font passer sous l'appellation de champagne. Ces vins inondent le marché particulièrement en période de récoltes déficitaires. Les marques qui préfèrent jouer la carte de la qualité garantissent, quant à elles, l'origine champenoise de leurs vins. Là encore, la maison Perrier-Jouët tient à afficher son honnêteté - qui justifie d'ailleurs le niveau de ses prix [68] . Face à l'invasion de ces contrefaçons, ces maisons ont été amenées à mentionner le nom de la marque sur l'étiquette, pratique peu courante jusqu'alors : souvent l'étiquette fait référence au marchand qui le vend. La marque de provenance, sur étiquette ou apposée au bouchon, devient ainsi une exigence des consommateurs sur le marché anglais [69] . L'avantage pour ces maisons est double : non seulement elles se différencient de leurs concurrents, mais également elles se font connaître comme producteurs de confiance. Ce contexte ne manque pas de jouer un rôle dans le processus de formation de marques de champagne.

 



[1] L’ensemble de cet aperçu historique s’inspire de l’Histoire de la maison Pommery (H.M.P.).

[2] Les exemples des maisons Roederer, Lanson et Heidsieck - qui, parmi tant d’autres maisons, illustrent ce cas de figure - sont développés dans l’ouvrage de F. Bonal, Le Livre d'or du champagne, pp. 63-64

[3] Idem, pp. 66-67

[4] Notice sur les origines de la société actuellement dénommée Société Anonyme CHAMPAGNE POMMERY ET GRENO au capital de trente millions de francs ayant son siège à Reims, boulevard H. Vasnier, et historique de ladite société depuis sa fondation jusqu’à ce jour. D’après les actes, documents et archives de l’étude Mandron à Reims, p.1

[5] Clause G., Glatre E., Le champagne trois siècle d’histoire, p.78

[6] H.M.P., p.3

[7] De Polignac A., Madame Pommery : le génie et le cœur, p.28 : une de ces circulaires y est reproduite. Elles annoncent notamment le maintien du chef de cave - rôle infiniment important dans l’organisation d’une maison - O. Damas, ce qui témoigne de cette continuité. 

 

[8] H.M.P., pp.6-7 : lettre adressée à F. Droinet datée du 18 février 1858 (jour de la mort de M. Pommery)

[9] Notice, pp.1-2

[10] Bonnedame Raphaël, Notice sur la maison Veuve Pommery, Fils & C°, Epernay, 1892 – cité par Bonal Fr., op. cit., p.66

[11] H.M.P., p.3

[12] Lettre adressée à Kniep & C° datée du 21 janvier 1860 (27, 235) : il y est fait référence à un prochain voyage de H. Vasnier en Angleterre « pour voir s’il n’y a pas moyen de pousser la vente ».

[13] H.M.P., p.8 - Le portrait qu’en dresse A. Floquet, celui d’un « administrateur-né, d’un travailleur méthodique pour qui les chiffres sont les chiffres et pour qui les échéances doivent être respectées », se vérifie largement dans toute la correspondance commerciale. Une lettre adressée à L. Mertens en 1860 l’illustre parfaitement (H.M.P., p.10-11).

[14] H.M.P., p.6 : lettre de Greno non datée et non adressée : « […] pour voir M. Pommery qui éprouvait une indisposition très grave… […] car l’ami Henry doit de toute nécessité rester au comptoir pour la direction du bureau. Fort heureusement, il connaît déjà un peu la clientèle, ce qui lui rend la correspondance plus facile et plus judicieuse. »

[15] H.M.P., p.8 : lettre de N. Greno adressée à Verbruggen de La Haye datée du 8 janvier 1859 : « […] L’extension de nos affaires réclame impérieusement la présence d’Henry au comptoir, il pourra désormais s’absenter rarement de la Maison et ne pourra plus entreprendre que de courtes excursions dans la clientèle. » 

[16] de Polignac A., Mme Pommery, le génie et le cœur, op. cit., p.32

[17] H.M.P., p.1

[18] Cf. citation ci-dessous

[19] Devroey J.P., Perrier-Jouët, l’esprit du champagne, p.42

[20] Idem, p.75

[21] Lettres adressées à J. Wallon datée du 19 avril 1860 (49, 238 : la qualité "Bouzy rouge" de la Maison est proposée à la vente à son dépôt de Paris), à Royer datée du 23 novembre 1859 (26, 25) et à Poidevin père datée du 24 novembre 1859 (26, 46)

[22] Une lettre de la Maison, envoyée à un client qui lui demande du vin rouge, témoigne de cet état de fait : «[…] du reste on ne fait plus du tout de vin de Champagne rouge, tout ce que notre pays produit de raisin étant insuffisant et accaparé par le grand commerce pour être transformé exclusivement en vin mousseux. » (lettre adressée à Fontaine datée du 28 novembre 1872 (non répertorié,  437)

[23] Il est intéressant de se reporter, à ce sujet, aux pages que M. Etienne consacre au travail des vins dans sa thèse sur la maison Clicquot.

[24] Il s'agit de l'explosion de bouteilles en cave, liée à la trop forte pression à l'intérieur de ces bouteilles.

[25] Bonal F., Mumm, un champagne dans l’histoire, p.35

[26] Pinçon J.M., Jacquesson & Fils, p.40 : l’auteur explique que le père de Memmie Jacquesson accorde une large part aux vins tranquilles, en raison même des pertes qu’occasionnent l’élaboration de vins mousseux.

[27] Younger W., Gods, men and wine - cité par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.92

[28] F. Bonal décrit chacune de ces opérations, dans Le livre d'or du champagne, en soulignant les améliorations qu’elles ont connues au cours du XIXème siècle. Son ouvrage constitue une référence qui nous a été précieuse.

[29] Notice historique sur le vin de Champagne - citée par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.95

[30] Bonal F., Mumm, un champagne dans l’histoire, p.11

[31] Etienne M., op. cit., p.78 et p.157

[32] Legrand N.E., Le vin de Champagne, Reims, 1896 - cité par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.92-93

[33] Une "recouleuse", ou "couleuse", est une bouteille qui laisse échapper du vin et du gaz, notamment quand elle est mal bouchée ou avec un bouchon de mauvaise qualité.

[34] Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.118

[35] Walker T., The Original, paru en 1835 sous forme de livraisons périodiques, et publié par H. Morley, Londres, 1887 - cité par Bonal F., op. cit., p.125. Une autre citation du même auteur témoigne de cette association : « [le champagne effervescent] est bien mieux apte à amener l'éclat et la joie dans les réunions, et pour cette raison préféré par presque tout le monde. »

[36] Devroey J.P., op. cit., p.74

[37] Propos prêtés à Jean-Rémi Moët par le journaliste Lallemand dans l'Illustration du 23 août 1862 - cités par Bonal F., Le livre d'or du champagne., p.119

[38] Concernant cet aspect, il est utile de se reporter au traitement qu’en fait F. Bonal, dans Le livre d'or du champagne - Particularités et activité du négoce champenois, pp.70-75

[39] Idem, p.75 - lettre de C. Heidsieck : « Je suis en ce moment le personnage important de New-York, mes pas et mes démarches sont suivis par les journalistes. Cela est à la fois inouï et ennuyeux, mais plus il se fera du bruit autour de moi, plus l'utilité en sera de pouvoir populariser le vin que je représente et lui faire prendre un heureux développement de la faveur de la clientèle. »

[40] Idem - The History of champagne, Londres, 1962

[41] Idem, p.61 - extrait du Vigneron champenois de septembre 1873

[42] Tous ces chiffres sont extraits de Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.151

[43] Etienne M., op. cit., p.87

[44] Ce tableau a été élaboré à partir de chiffres avancés par Redding C. dans A History and description of Modern Wines, Londres, 1833. Il sont cités dans Bonal F., Le livre d'or du champagne,  p.153

[45] Ray C., op. cit., p.38

[46] Etienne M., op. cit., pp.108-109

[47] Devroey J.P., op. cit., pp.53‑54

[48] Idem, p.69

[49] Idem, pp.80 et 82

[50] Etienne M., op. cit., pp.146-148 - Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.70

[51] Devroey J.P., op. cit., pp.41‑43

[52] Bonal F., Le livre d'or du champagne, p155

[53] Idem, p.67

[54] Nous incluons ici les maisons issues de maison créées au XVIIIème siècle; c'est le cas par exemple de L. Roederer qui a pris la suite de la maison Dubois & Fils. La maison Heidsieck connaît des changements profonds au XIXème puisqu'elle donne naissance à trois firmes distinctes. 

[55] The Wine and Spirit Trade Review du 13 décembre 1835 - cité par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p155

[56] La maison Pol-Roger a été fondée en 1849.

[57] Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.67

[58] C.C.H., p.35 (lettre datée du 29 janvier 1863) - Voir également C.C.H., p.7 (lettre datée du 4 mars 1861 : «[…] en outre, j’arrive après les Clicquot, Moët, Roederer, Ruinart, Perrier, etc… »)

[59] Devroey J.P., op. cit., p.66 : « Il y a eu […] de nouveaux arrivants […] La représentation ne se fait aujourd’hui que l’argent à la main, il faut offrir au patron, il faut consommer dans la maison pour se faire connaître des garçons et les mettre dans vos intérêts en donnant du pourboire exagéré… »

[60] Lettre adressée à L. Mertens datée du 18 juin 1859 (22, 423) : « […] les affaires sont très mauvaises […] et ne paraissent pas devoir s’améliorer de sitôt […] tous les concurrents sont dans notre position, petits et grands sont aussi peu favorisés les uns que les autres..»

[61] Jacob S. - cité par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.67

[62] Bonal F., idem, pp.116-117

[63] Cavoleau - cité par Devroey J.P., op. cit., p.46

[64] Idem., p.48 : l'auteur précise que les négociants qui fabriquent des champagnes à bas prix utilisent des vins jeunes, issus des récoltes de l'année et de deuxièmes tailles. Ces vins doivent se boire dans les mois qui suivent le dégorgement. Le vieillissement du vin est donc lié à sa qualité et différencie vins de qualité et vins bon marché

[65] Idem, p.48 : « Je préfère de beaucoup ne pas exécuter les ordres, que d'envoyer de la mauvaise drogue comme font plusieurs maisons de notre pays pour pouvoir vendre bon marché. »

[66] Guyot J. (Dr), Culture de la vigne et vinification, Paris, 1860 - cité par Bonal F., Le livre d'or du champagne, p.93

[67] Idem, p.116

[68] Devroey J.P., op. cit., pp.70-72 : « … Nous sommes propriétaires de vignes et négociants en vins de Champagne […] Nous laissons à d'autres le soin de tromper leurs acheteurs, s'ils livrent, comme vous le dîtes, des vins de Chablis pour des vins de Champagne. »  -  « … Vous comprenez qu'après plus de quarante années de travail loyal et honorable, notre maison ne peut dévier aujourd'hui de la règle qu'elle a toujours suivie. Nous n'hésiterions pas à renoncer aux affaires plutôt que de les traiter à de pareilles conditions. » 

[69] Idem, p.72

 

 

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