CHAPITRE III

Le patrimoine industriel, pour quoi faire?

1 Des musées, pour une culture technique et industrielle
Une prise de conscience nécessaire
Un héritage immense
Des exemples à suivre

2 Créer dans le créé
La deuxième vie du patrimoine industriel
L'exemple d'Elbeuf
Imaginer

3 Pour un patrimoine industriel sans rivage

On peut convaincre le grand public et les décideurs locaux de l'intérêt d'un site industriel comme objet d'étude du spécialiste. Il est bien plus difficile de faire admettre qu'un vestige industriel est un objet de mémoire qui concerne toute une population, qui a une utilité pour nos contemporains comme pour les générations à venir.

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DES MUSÉES,
POUR UNE CULTURE TECHNIQUE
ET INDUSTRIELLE

Conserver le patrimoine suppose en premier lieu d'avoir conscience de sa valeur et de souhaiter sa permanence. C'est d'abord et avant tout une volonté. Le patrimoine industriel a-t-il bénéficié de ce mouvement sentimental qui permit, par exemple, la conservation de la mosquée de Cordoue? On raconte, en effet, que l'empereur Charles-Quint avait décidé sa destruction irrévocable, quand une délégation des habitants de la ville vint l'implorer à genoux de ne pas détruire ce monument de leurs ancêtres auquel ils étaient, bien que chrétiens, profondément attachés. Aucun mouvement populaire ne s'est porté, semble-t-il, à la défense d'un patrimoine industriel en péril, et l'initiative est généralement venue d'une catégorie sinon minoritaire, du moins para-ouvrière. C'est, par exemple, la création du musée de la mine de fer de Neufchef, en Lorraine, issue de la mobilisation de cadres à la retraite par un ancien instructeur-porion de la mine; c'est le cas de la mine-école d'Alès, transformée en musée aujourd'hui, un peu dans les mêmes circonstances. Deux exemples miniers, et cela n'est peut-être pas un hasard, quand on sait combien les gens de la mine se sont sentis concernés par leur histoire. Et l'on remarquera que, mis à part les petits métiers ruraux dont les fêtes agricoles perpétuent le souvenir, ces anciens mineurs sont presque les seuls parmi les ouvriers à avoir repris du service, comme guides, cette fois. Un autre cas d'implication personnelle après la désindustrialisation mérite d'être souligné: celui que l'on observe chaque jour à l'écomusée de Fourmies. Ce sont d'anciens ouvriers du textile qui présentent les collections. ce sont les habitants de la localité qui prêtent leurs objets personnels au musée et viennent régulièrement en prendre soin. Ils sont les gardiens du temple et les témoins du temps qui passe. Si leur présence rend l'approche du site ou du musée extrêmement vivante, elle pose néanmoins la question du devenir de ces musées, dont le sens sera complètement modifié sans leur truchement, le jour où ils ne seront plus là pour l'animer.

Animer! voilà bien le maître-mot: car le patrimoine industriel nous est toujours présenté comme quelque chose de rouillé, d'abandonné, de mort. Ne parle-t-on pas de «friches industrielles»? Quelle expression négative, si on se réfère aux termes que l'on emploie pour d'autres sites désertés: le château en «ruines» suscite immédiatement une émotion romantique, les «vestiges» d'une église provoquent le respect qui s'attache à de nobles traces survivant à un passé impitoyable ...C'est que le temps s'est chargé de faire le tri pour nous. Des châteaux ont été démantelés, surtout au XVIIe siècle, des ensembles conventuels ont été détruits pour faire place à des constructions nouvelles. Personne n'a songé à faire reproche à l'abbé d'Ecuy prélat éclairé du XVIIIe siècle s'il en fut, auteur d'une flore inestimable de la forêt de Saint-Gobain, d'avoir démoli (ou détruit') le couvent prémontré médiéval pour édifier à sa place un superbe palais abbatial dans le plus pur goût du temps.

Or le patrimoine qui nous est légué par l'industrialisation est immense...Beaucoup de choses ont certes disparu: le paysage minier ne se reconnaît plus à ses chevalements presque tous démontés, ni à ses terrils, recouverts par la végétation. L'industrie automobile qui ceinturait Paris n'existe plus, et avec elle ont disparu des quartiers ouvriers, mais aussi une ambiance, une culture spécifique. Pourra-t-on imaginer ce qu'ont pu être les occupations d'usines de 36 ou ce qu'a pu être le travail sur une chaîne de montage, sans un parcours sur les lieux, parcours désormais impossible? A l'inverse, il est irréaliste de vouloir tout garder. Le travail mené par l'Inventaire Général, au Ministère de la Culture, devrait aider à clarifier et à orienter les choix.

Si le passé est ce grand réservoir d'expériences humaines qu'aime à évoquer Paul Veyne, il est un moment de l'histoire de France où le problème de l'utilisation d'un patrimoine déchu s'est posé: celui des biens d'Église vendus comme biens nationaux. C'étaient surtout les abbayes, et les prieurés, bref, tout ce qui abritait les ordres monastiques, supprimés comme contraires à la liberté individuelle; et aussi un grand nombre d'évêchés, dont le maintien n'était plus conforme au nouvel ordre territorial et administratif. Bref, un patrimoine immense. Il y eut, certes, des destructions regrettables, des abandons injustifiés, des constructions magnifiques qui servirent de carrières de pierre. Cela n'est pas particulier aux révolutionnaires de 89. La plupart des édifices, cependant, trouvèrent, selon leurs acheteurs, les affectations les plus variées. Les seuls critères de conservation qui semblent avoir été retenus sont d'une part celui de l'espace et de la solidité, d'autre part celui de la magnificence. Ainsi, d'une façon systématique, les institutions nouvelles telles que les préfectures et les sous-préfectures sont logées dans les bâtiments d'anciens évêchés ou d'anciennes abbayes. L'espace et le décorum des lieux convenaient aux représentants de l'Etat; la dignité des anciens locataires passait aux nouveaux, comme par imprégnation. De la même façon, des hôpitaux, des casernes, des lycées, purent bénéficier de ce type d'installation. D'autres enfin furent acquis pour des usages industriels: Cluny, Prémontré, Saint Michel en Thiérache, et tant de locaux parisiens ...et ce ne fut pas sans dommage pour les édifices que l'on est aujourd'hui conduit à restaurer. Le legs de l'industrie est au moins aussi considérable. et pose à nouveau la question de son utilisation. Que faire du patrimoine industriel?

En France, on compte environ 630 bâtiments techniques et industriels protégés au titre des monuments historiques. Les deux tiers d'entre eux sont des moulins, qui dès les années 50 avaient les faveurs du public. Depuis les années 80, et en particulier depuis que l'utilisation de la gare d'Orsay en musée a provoqué une prise de conscience salutaire de la valeur du patrimoine du XIXe siècle dans sa totalité, on a classé quelque 200 monuments, dont 36 gares, 50 sites métallurgiques, 27 sites d'extraction, 25 sites de l'industrie du bois et du papier, 22 sites relevant de l'industrie textile. Cependant les monuments industriels, protégés ou non, ne peuvent être traités comme un monument historique «habituel» ce sont des constructions finalisées, souvent de taille imposante, localisés de façon spécifique. La conservation de ce type de bâtiments ainsi que des machines suppose presque toujours un entretien qualifié, ce qui pose le problème de la transmission du savoir-faire, mais aussi celui des pièces de rechange. D'où la tentation de figer ces structures dans des musées fermés de type classique, ou des musées de plein air. A l'heure actuelle, ce type d'aménagement est au centre de politiques de tourisme industriel, sur lequel les collectivités locales se penchent de plus en plus. L'exemple des Forges de Buffon est particulièrement intéressant pour illustrer ce propos.

Bâtie en 1768 par l'illustre naturaliste, cette usine intégrée réunissait sur le même site l'ensemble des opérations de la production sidérurgique. Elle a produit du fer de 1769 à 1866, puis du ciment à prise rapide jusqu'en 1923. Malgré ces transformations, cette usine est l'un des rares complexes industriels du XVIIIe siècle ayant conservé jusqu'à aujourd'hui la majorité de ses bâtiments d'origine. Une association fondée en 1978 se consacre à la préservation et à la mise en valeur du site, monument historique depuis 1943, en un temps où l'Etat pensait simplement préserver la ferme-modèle du grand naturaliste. L'association bénéficie de l'aide de l'Etat, des collectivités locales et travaille en collaboration avec les Universités, la recherche, les établissements scolaires et les entreprises. Elle gère avec le syndicat intercommunal du canton de Montbard la partie visitable de la grande Forge de Buffon. Celle-ci est devenue le pôle central d'un musée éclaté qui comprend la forge de l'abbaye de Fontenay et de multiples vestiges du XVIIIe et du XIXe siècles, dont le magnifique haut-fourneau de Marcenay et sa halle datant de 1746.

Un autre lieu-phare de l'archéologie industrielle en France est la saline d'Arc-et-Senans, l’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux, l'architecte visionnaire. Après quelques années de fonctionnement, la saline périclita, puis fut abandonnée à la fin du XIXe siècle. Le pavillon de Direction fut incendié en 1918 et on commença à se servir des bâtiments comme carrière de pierre. En 1920, le propriétaire, furieux du classement du monument par le Ministère des Beaux-arts, laissa dynamiter la façade. Le département du Doubs racheta l'ensemble en 1927; une période de restauration s'ouvrit entre 1930 et 1969. La fin des travaux fut présidée par André Malraux. Depuis 1972, la Fondation Claude-Nicolas Ledoux anime un «Centre International de Réflexion sur le Futur».

Autre site industriel réemployé à des fins muséales et devenu le centre de tout un réseau rayonnant sur une région entière: l'Ecomusée de Fourmies. C'était jusqu'en 1978 l'une des filatures du groupe Masurium. Construite en 1874, elle a gardé le style de l'époque, avec ses grandes fenêtres en plein cintre, et sa charpente de bois, dont les chevrons reposent sur de longues poutres en chêne, le métal n'intervenant que dans les colonnes de soutènement, marquant ainsi la transition avec la construction métallique popularisée par Baltard et Eiffel. Des «bandes lombardes» décorent la façade et la cheminée de façon originale.

Le succès croissant des visites de monuments industriels lors des journées du Patrimoine indique combien l'intérêt du public se mobilise de plus en plus vers des lieux que l'on ne croyait pas si attractifs. Les collectivités locales sont conduites à considérer cette nouvelle perspective donnée au tourisme. C'est ainsi que la ville de Salon propose des circuits urbains de découverte des maisons de savonniers aboutissant à des visites d'entreprises. Mulhouse base ses slogans sur le nombre impressionnant de ses musées techniques consacrés à l'impression sur étoffes, au chemin de fer, à l'automobile ou encore à l'électricité. Outre son attraction touristique, le musée peut avoir une vocation au rassemblement, comme c'est le cas pour le Musée des Sciences et des Techniques de Catalogne. Il s'agit d'un musée en réseau, constitué d'un centre, à Terrassa, installé dans la belle filature de laine édifiée en 1906 par l'architecte Municipal, un joyau de l'architecture industrielle, et d'antennes spécialisées formées in situ, selon les traditions industrielles locales. On a ainsi un musée papetier à Capelages, un musée du cuir et de l'eau à Igualada, un musée de l'impression sur tissus à Villassar, un musée du liège à Palafrugell, un musée de l'énergie hydraulique à la Colonia Sedo, etc ...Du cœur du réseau partent des initiatives identitaires et pédagogiques élaborées en relation avec l'institut de formation des maîtres de l'Université de Barcelone.

Un autre musée des sciences et des techniques remarquables par son rayonnement est celui de Bologne, installé au lycée Aldini Valeriani. Sa conception est tout à fait originale puisqu'il est tout à la fois un outil pédagogique et la reconstruction, à partir de travaux d'historiens, d'un patrimoine technique disparu. En effet, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, Bologne doit sa richesse à l'activité industrielle, essentiellement la production de la soie, à un système d'approvisionnement en énergie hydraulique particulier : un réseau de canaux et de canalisations alimentaient en sous-sol près de trois cents roues hydrauliques qui mettaient en mouvement des moulins à retordre la soie. Or ces machines ont disparu, les canaux ont été partiellement comblés, tout un passé de la ville semblait irrémédiablement perdu et incompréhensible pour les générations à venir. L'équipe du musée, formée d'universitaires et de pédagogues de renom tels que Carlo Poni et Roberto Curti, a reconstitué la structure de la ville au XVIIIe siècle, au temps de sa splendeur, et surtout a reconstruit un de ces fameux moulins à soie disparus, à l'échelle 1/4. Les classes qui visitent le musée ont à leur disposition un matériel d'observation et de réflexion particulièrement bien conçu, qui leur permet de tirer parti des mécanismes présentés et de mesurer leur incidence sur la vie économique et sociale de l'époque. Par ailleurs, à quelque distance de là, a été remis en état et réutilisé comme musée un four Hoffmann d'une qualité architecturale exceptionnelle.

 

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CREER DANS LE CREE

 

Cependant, tout monument industriel ne saurait pas être transformé en musée. Les sites par trop isolés ont été abandonnés. Mais ceux qui constituent le tissu des centres-villes ne peuvent être laissés à l'abandon. Or il peut être intéressant, dans le cadre de politiques d'aménagement urbain, de réhabiliter les édifices anciens, non seulement pour leur valeur archéologique, mais aussi parce qu'il est peut-être moins onéreux d'adapter un immeuble préexistant que de démolir pour construire du neuf. C'est cette logique qui a conduit des promoteurs immobiliers à créer des ensembles de bureaux, d'ateliers, d'entrepôts, etc. dans les murs des anciens «châteaux de l'industrie». A la fin des années 70, la société «Lilletertiaire» s'était spécialisée dans ce type de rénovation immobilière. L'intérêt de l'opération résidait dans la mise en valeur d'immeubles de caractère, à usages polyvalents, excellemment situés près du centre, des gares, de la mairie et de la préfecture, et dans le futur, près du métro, de l'autoroute et de l'aéroport.

Mais sans doute, la réalisation qui eut le plus d'impact fut la réhabilitation de l'usine Le Blan. Il s'agit du plus célèbre exemple de cette volonté d'urbanisme qui vise à réinclure dans le tissu urbain, sinon dans leur fonction, du moins dans leur aspect, sans altérer leur signification historique, les édifices industriels. La mission fut confiée au cabinet des architectes Bernard Reichen et Philippe Robert.

L'usine Le Blan était une filature construite en trois temps, en 1900, 1925 et 1930. Elle formait un immense bâtiment allongé de 190 mètres de long, en travers du quartier de Moulins, à Lille. Sa conception architecturale était celle habituelle à ces édifices où la transmission de l'énergie s'effectuait par courroies aux machines toutes semblables alignées dans les travées. A l'extrémité se trouvaient réunies la chaufferie, la machine à vapeur, la cheminée. C'était un bâtiment tout en longueur sur quatre niveaux, avec quatre mètres sous plafond, de hautes fenêtres et des verrières. Le tout avait été racheté par la ville de Lille. L' office des HLM de la Communauté urbaine de Lillle avait lancé un concours pour une reconversion. Le programme retenu comprenait 108 logements, studios, appartements de 2,3,4,5 pièces dont certaines avec mezzanines et d'autres avec terrasses. Six logements étaient prévus pour des artistes et des artisans, avec des ateliers de travail, et 20 chambres d'étudiants avec une salle de séjour commune. Ces logements ont été aménagés dans les niveaux supérieurs des bâtiments. En outre, on a prévu un local commun de 300 m2 situé sous les sheds, au centre du bâtiment, avec terrasse orientée vers le sud; de petits commerces situés au niveau de la rue; de petites industries et des artisanats de service sur les trois niveaux; un café-restaurant dans la chaufferie datant de 1900, une maison de quartier et d'artisanat. On trouve aussi une grande surface, des bureaux. Il s'agissait de créer un bâtiment multifonctionnel, tout en respectant de très fortes contraintes. Ainsi il avait été décidé que serait conservée et mise en valeur l'architecture d'origine qui rythme l'ensemble du bâtiment (parois et plafonds en brique, colonnes en fonte). La bibliothèque pour enfants a été conçue essentiellement à partir de ce qui existait dans l'ancienne chaufferie et salle de la machine à vapeur: la façade des chaudières a été restaurée pour servir de cadre aux activités de lecture et de conte, un escalier à hélice a été installé dans l'ancienne cheminée, les anciennes verrières ont été restaurées, notamment les parois vitrées verticales. On a réintégré certains fragments d'architecture: par exemple, la façade du hall principal qui donne accès à la bibliothèque, au théâtre et aux commerces est caractérisée par la création de hautes arcades à partir du rythme des fenêtres existantes. On a réinterprété les poutres de fonte et les linteaux rivetés, peints de couleurs vives. Enfin on a récupéré des composants industriels de démolition : d' anciennes poutres sont devenues des bancs publics, des colonnettes ont été placées aux fenêtres, d'anciennes machines ont été traitées comme des sculptures.

On a dit de cette opération qu'il s'agissait d'une opération de prestige. Il est indéniable que les deux architectes ont fait prendre conscience des possibilités que la réutilisation des bâtiments industriels offrait aux villes tout en préservant leur patrimoine. Dans le cas de l'ancienne usine Le Blan, toutefois, le temps a fait apparaître une insuffisante intégration à la ville dans la mesure où l'environnement usinier immédiat n'a pas bénéficié du même traitement; d'autre part, l'immeuble a développé des problèmes de maintenance et d'occupation. Mais le succès a été réel, au moins dans un premier temps. On ne s'étonnera pas alors de voir la ville d'Elbeuf faire appel, peu de temps après, aux mêmes architectes, pour la réhabilitation de l'usine Blin et Blin.

Fondée en 1827 à Bischwiller, en Alsace, l'entreprise se transplanta à Elbeuf après l'annexion de 1871 qui la séparait de son marché français. L'usine démarre en 1872 avec les 300 ouvriers qui avaient suivi leurs patrons dans leur exode. L'entreprise avait acquis de vastes terrains au sud de la ville, où elle édifia une véritable usine-modèle de 9 corps de bâtiments distincts ordonnés autour de cours intérieures, d'une architecture de métal et de briques d'un sobre classicisme. Tout le processus de fabrication des lainages y était effectué, depuis le tri de la matière première brute jusqu'aux apprêts. Toutes les opérations étaient faites par des machines, mues à la vapeur, achetées en Angleterre, en Belgique et en Allemagne. La réussite rapide de l'entreprise fut d'autant plus spectaculaire qu'elle venait s'insérer dans un milieu haut-normand dont le patronat traditionnel avait perdu tout dynamisme. Fondée pour une large part sur l'exportation, ainsi que sur une clientèle aisée en France et dans le monde, Blin et Blin comptait des clients de prestige comme la Haute Couture française, la Reine d'Angleterre, le Vatican, la Chambre des Députés. A la fin des années 1960, ce géant manifeste des signes de faiblesse. Trop grand, concurrencé par les fibres synthétiques, il manqua de souplesse et ne put, ou ne voulut, s'adapter au prêt-à-porter. Malgré des tentatives de restructuration, il a dû fermer ses portes en 1975.

La ville se retrouvait à la tête d'une friche industrielle de 20.OOOm2, dans un secteur jadis excentré, mais aujourd'hui, du fait de la croissance urbaine, à quelques pas du centre-ville. Afin d'éviter le morcellement et la dégradation de ce patrimoine architectural de qualité exceptionnelle et de réhabiliter l'usine en l'intégrant pleinement dans le tissu urbain, la ville décida de se rendre acquéreur du site, et en confia l'étude à Reichen et Robert, qui proposèrent la réalisation d'une opération immobilière ambitieuse. L'ensemble rénové fut inauguré en 1983. Il comprend des logements de catégorie HLM, d'une variété et d'une inventivité remarquables, puisque l'architecte a dû s'adapter à des situations telles que, pratiquement, les plans des appartements ont été traités à l'unité. Un supermarché, un café, une bibliothèque ont été aménagés dans l'ancien espace usinier. Des commerces avaient été également prévus, qui ont souffert de la proximité du centre ville et ont dû fermer. L'emplacement de l'usine a par contre satisfait les habitants qui y étaient relogés, car une grande partie d'entre eux n'étaient pas motorisés et surtout ils étaient habitués de longue date à ce quartier. Quoi qu'il en soit, la réhabilitation de l'usine Blin et Blin est une vraie réussite dont le succès doit être attribuée à la volonté politique (dans le meilleur sens du terme) de l'équipe municipale qui a racheté la friche industrielle, a voulu en tirer parti et démontrer qu'il était possible et non ruineux d'assumer cet héritage. Par ailleurs, Elbeuf a sans doute longtemps profité de la proximité de l'usine de Cléon, qui lui fournissait un volant de chalandise de 7000 personnes. En fin de compte, dans Elbeuf, la ville de la laine, le textile a aujourd'hui totalement disparu. Devait-on abolir ce passé, qui a fait sa gloire et sa fortune? La municipalité a choisi d'en faire au contraire une question d'identité. La réhabilitation de l'usine Blin et Blin fait d'ailleurs partie d'un programme plus vaste, visant à récupérer l'essentiel du patrimoine industriel légué par le textile, dont un inventaire récent a fait ressortir l'incroyable richesse (plusieurs dizaines de sites anciens ont été repérés). L'usine Clarenson à pans de bois, du XVIIIe siècle, à peine retouchée au XIXe siècle lorsqu'on y a adjoint une machine à vapeur, est en cours de restauration. Elle sera destinée à abriter les archives municipales. L'usine Fraenckel-Herzog doit bénéficier prochainement du même traitement et deviendra le musée du textile elbeuvien.

Toutes les villes n'ont pas le dynamisme patrimonial d'Elbeuf; cependant d'autres opérations de rénovation à partir de bâtiments industriels méritent d'être soulignées. Chacun connait la réutilisation de la gare d'Orsay en musée: si le parti adopté par Gae Aulenti a pu être contesté dans la mesure où l'ancienne fonction de l'édifice se trouvait totalement gommée, il n'en reste pas moins vrai que le Musée d'Orsay est une des plus grandes réussites culturelles de notre temps. Pour d'autres vestiges de notre patrimoine industriel on a l'impression d'un projet arrêté à mi-chemin. C'est, par exemple, le cas des docks de la Joliette, à Marseille, superbe ensemble édifié entre 1858 et 1863 par Gustave Desplaces, qui s'était inspiré, pour la circonstance, des docks de Londres. Rien dans le réemploi des espaces libérés n'évoque l'histoire et la fonction d'un grand port à horizons mondiaux des années 1850?1950; de même qu'au moment où une moitié des docks reste encore à réhabiliter, une menace de destruction pèse sur un autre équipement portuaire très évocateur: les silos. Exemple plus préoccupant, celui de la réutilisation des friches ferroviaires, et en particulier des rotondes qui servaient à la réparation et à l'entretien des locomotives à vapeur. La SNCF les avait fait construire après 1945, en adoptant, compte tenu des servitudes spécifiques des bâtiments, une architecture savante: les rotondes étaient faites d'un mince voile de béton armé, une nouveauté pour l'époque. Dès 1950 la fin de la traction à vapeur sanctionnait leur abandon sans qu’aucune politique de reconversion soit mise en place. Beaucoup ont été détruites; certaines ont été reconverties en entrepôts, comme celle de Laon; deux ont été réhabilitées: celle de Metz, convertie en magasin de meubles, et celle de Béthune. Cette dernière se trouvait près du centre-ville. Les habitants du quartier et surtout l'équipe municipale souhaitaient en faire un élément fort de l'aménagement urbain. Tout en respectant la forme arrondie, les architectes en ont fait un lieu à usages multiples: un supermarché, une quarantaine de boutiques, une cafétéria, une salle des fêtes, une salle de sports et trois cinémas. Comme on le voit, ce type d'adaptation n'est pas possible partout: elle suppose une demande des administrations, des entreprises et des populations, et une localisation satisfaisante. On peut s'étonner de ce que peu de réhabilitations n'aient été tentées en direction d'établissements d'enseignement, du secondaire ou du supérieur, alors que la demande en constructions de ce type reste élevée. Cas isolé, rue Rébeval, dans le XIXe arrondissement de Paris, une U.P.A. a pris possession des anciens locaux des usines Meccano. Par contre la recherche scientifique vient de bénéficier de l'ouverture au public d'une structure attendue: les Archives du Monde du Travail, installées dans l'ancienne filature Motte-Bossut, à Roubaix, réhabilitée à cette fin. Le cadre en est prestigieux. L'investissement considérable qu'a nécessité l'ouverture de ce centre pose le problème de la rentabilité de ce type d’édifices : la culture, on le sait, coûte cher et ne rapporte pas, à court terme du moins! Quels avantages à long terme n'y aurait-il pas à encourager l'association des musées industriels avec des unités de recherche fondamentale et appliquée à la fois: appliquée à l'approfondissement et au renouvellement des modes de présentation au public de la mémoire technique et industrielle!

Cette remarque vaut tout particulièrement pour les musées, probablement les créations les plus nombreuses. Certains sont de vraies réussites: c'est le cas du musée de la mine à Lewarde; celui du Creusot, ancêtre et chef de file des éco?musées est installé dans l'ancienne verrerie-château des Schneider; l'écomusée de Fourmies a son centre dans la jolie filature Prouvost de 1874; de nombreux musées de l'industrie sont en fait d'anciens sites industriels aménagés pour la visite, comme la taillanderie de Nans-sous-saint-Anne Pour tous ces musées, un problème fondamental se pose, celui de leur fréquentation. A Alès le musée de la mine a été vu en 1993 par plus de 40 000 visiteurs, dont une bonne moitié de scolaires; dans le même temps les caves de Roquefort recevaient 200.000 visiteurs. Ces chiffres donnent un ordre de grandeur, ils ne donnent pas un ordre de mérite. D'autres chiffres font rêver: le nombre des visiteurs de New Lanark, en Ecosse est de 300.000 par an, chiffre équivalent à celui des visiteurs de l'Ironbridge Gorge Museum, alors que l'un et l'autre site ne se trouvent pas au centre d'une région touristique importante. L' actualité a son impact également: il est indéniable que la projection du «Germinal» de Claude Berri a éveillé l'intérêt pour le musée de la mine de Lewarde qui reçoit aujourd'hui 190.000 visiteurs, soit plus que le musée des Beaux-arts de Lille. A l'inverse, le célèbre Ironbridge Gorge Museum, après être grimpé à 400.000 visiteurs, est tombé au chiffre de 300 à 350.000. Pourquoi? Excès de commercialisation? Déficit pédagogique? Banalisation des «recettes» muséologiques?

C'est probablement un faisceau de considérations, parmi lesquelles la facilité des accès a sans doute pesé lourdement, qui a conduit le groupe Nestlé-France à décider la réhabilitation du site de Noisiel, près de Marne-la-Vallée. Par son étendue, par sa complexité, par ses qualités architecturales et par le programme «paternaliste» qui l'a profondément marquée, Noisiel est un des témoignages majeurs de l'histoire industrielle. Cependant le site était bien près de perdre tout son sens, depuis que Menier l'avait vendu le site à Rowntree-Macintosh en 1967 et que celui-ci l'avait cédé à son tour, en 1988, à Nestlé-France. L'année 1995, qui verra l'achèvement de la restauration, sous le contrôle des architectes des Monuments Historiques, des bâtiments protégés de l'ancienne chocolaterie Menier constitue un exemple très particulier de re?création de la mémoire industrielle. Cette restauration impeccable, une fois de plus confiée à Robert et Reichen, est le fruit d'un «coup de cœur» d'un grand PDG de multinationale, mais un «coup de cœur» mis au service d'une politique ambitieuse et respectueuse de l'histoire à la fois, image de marque d'une véritable puissance financière mondiale.

La pression des acteurs locaux, à travers la dynamique association « Noisiel, ville d'histoire» a sans doute aidé aussi Nestlé à reconsidérer l'avenir du site, primitivement condamné à une vente très «commerciale», et à faire appel à l'agence d'architectes la plus compétente en France pour que ceux-ci fassent de l'usine abandonnée le lieu des divers sièges sociaux du groupe, avec bureaux, commerces, restaurant, cafés, salles polyvalentes, en complétant le volet «réhabilitation» du programme par un volet «constructions neuves» à la périphérie du cœur historique et en harmonie avec lui. Noisiel revenait de loin, mais avec un budget de 750 millions de francs pour faire peau neuve! Il ne faut pas se dissimuler, cependant, qu'il s'agit là d'un cas de figure exceptionnel, le deuxième en fait à se présenter dans la région parisienne. Le premier avait été, autour de 1980, la réhabilitation-modernisation de l'ancienne usine des Compteurs à Gaz de Montrouge par les soins, là aussi, d'un repreneur, Schlumberger-Industries. Dans un esprit différent, mais aussi avec une grande créativité, l'opération fut exécutée par l'architecte Renzo Piano. L'exceptionnalité provient du fait qu'une entreprise vivante ait repris un site en décidant de le considérer à la fois comme un patrimoine historique à respecter, utiliser, valoriser, et comme un instrument de pérennisation de l'activité industrielle même sous des formes tertiarisées (bureaux d'études, sièges administratifs). Seules des entreprises à très gros moyens se risquent aussi loin. C'est le cas de Carlsberg, à Copenhague, (encore dans l'industrie alimentaire...). D'autres vont, au mieux, jusqu'au «musée d'entreprise», plus ou moins bien conçu et ouvert.

Comme on peut le constater, lorsqu'un monument du patrimoine industriel retrouve une seconde vie, c'est qu'il appartient à deux catégories: il s'agit en premier lieu de monuments-phares, au centre de politiques culturelles et d'actions touristiques, dans des régions dynamiques et peuplées. Les sites de l'archéologie industrielle du Nord de la France, de la Bourgogne appartiennent à cette catégorie, de même que ceux de l'Écosse, de la Catalogne ou de la Ruhr qui, de plus, trouvent dans leur passé industriel des arguments supplémentaires pour affirmer leur identité, celle de nation sans Etat. II s'agit en second lieu d'ensembles urbains ou proches de villes importantes qui font du patrimoine industriel un enjeu d'aménagement, une raison pour changer d'image. On peut rattacher à cette catégorie Elbeuf, qui bien que ville de taille modeste appartient à l'agglomération rouennaise. Noisiel a frôlé la ruine, mais sa récupération apparait, a posteriori, comme une fin logique pour ce superbe monument de la région parisienne.

Est-ce à dire qu'en dehors de ces deux cas de figure, le patrimoine industriel soit condamné à rester en friche? L'exemple de la Fonderie de Guérigny, dans la Nièvre, loin de régions touristiques majeures ou de fortes densités de population, nous prouve le contraire.

La région de Guérigny est de tradition métallurgique ancienne, favorisée par la présence de minerai à fleur de sol et de grandes forêts. Dès 1640, il y avait à Guérigny une grosse forge hydraulique dont Colbert recommandait la qualité des fers au ministre de la Marine pour ses arsenaux. Au XVIIIe siècle, c'était un des plus vastes établissements de ce genre en Europe. En 1781, les forges, depuis longtemps spécialisées dans la fabrication des chaînes et des ancres de navire, deviennent propriété de l'Etat, qui les fait travailler pendant près de deux cents ans. En 1971, les activités cessent et les bâtiments semblent voués à la destruction. Des projets d'aménagement touristique restent sans suite... En 1975, quelques habitants regroupés au sein de l'Association du Vieux Guérigny en entreprennent le sauvetage et acquièrent avec la commune la totalité des bâtiments. Cette association s'est occupée à restaurer les édifices, à réinstaller des machines anciennes, à rechercher des modèles d' ancres, à rassembler des archives ...Le bief et sa roue à aubes ont été restaurés, une documentation importante a été réunie. Régulièrement, des expositions sont organisées. Depuis 1989, l'Association édite d'importants recueils de documents sur l'histoire de la métallurgie nivernaise sous le titre « Le Marteau-Pilon». Ainsi, Guérigny apporte la démonstration qu'à la base du succès de toute opération de récupération du patrimoine industriel il y a une volonté populaire, exprimée par des associations et par une municipalité. Et pour cela, il n'est pas nécessaire d'appartenir à une grande commune ni de payer de coûteuses études prospectives: il suffit de rassembler les énergies vers un même but.

 


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POUR UN PATRIMOINE INDUSTRIEL SANS RIVAGE

Cependant le patrimoine industriel ne peut se satisfaire d'être la passion de quelques-uns ou l'objet des convoitises de quelques autres. Il a besoin, comme tout objet culturel, d'un large public. Aujourd'hui, si l'on excepte les spécialistes et le petit nombre de connaisseurs, qui aime le patrimoine industriel? La réponse est simple: ceux dont la vie a été de près ou de loin marquée par celui-ci. Il n'est que de parcourir Lowell en compagnie d'anciens ouvriers canadiens, évoquant avec émotion leur expérience et les années passées devant les machines; il n'est que de visiter la mine d'Alès et d'écouter d'anciens mineurs, qui n'hésitent pas à commenter avec amertume les circonstances dans lesquelles furent décidées les fermetures, prématurées, selon eux, des puits de mine ...De larges horizons sociaux sont donc concernés par ce patrimoine, mais cette relation directe, affective, se distend au fur et à mesure que le temps passe et que les générations se succèdent. Il devient donc nécessaire de transmettre ces témoignages, cet héritage, tout ce passé.

Or le fossé entre la culture technique et l'enseignement général est patent. Nous sommes loin de ces années de la Ille République, où l'on offrait aux élèves méritants, lors de la distribution des prix, des livres aux couvertures rouges et aux tranches dorées qui retraçaient l'histoire des grandes inventions techniques ou la biographie des «grands ouvriers» dont pouvait s'enorgueillir la France. Aujourd'hui, la pratique de cette cérémonie a disparu, et la référence à la technique aussi. Il n'est que de voir dans les manuels comment est exposé le principe de la machine de Watt et la place accordée à la dimension technique de l'industrialisation! Faute d'une «reprogrammation», selon le terme de Pierre Chaunu, de toute une part de l'expérience humaine, il y a donc amnésie. Serait-ce le caractère de notre époque? Déjà, depuis le début du siècle, l'enseignement au CNAM ne s'appuyait plus sur la collection de maquettes réunies à cet effet ...Ce vide est partiellement occupé par les services éducatifs des musées, largement fondés sur les fabrications, les manipulations et l'usage de l'informatique. Ceux des musées de Mulhouse ou du Musée des Sciences de La Villette en sont un bon exemple. Cependant, leur rayonnement reste limité.

En fait, le patrimoine industriel pâtit de sa «légende noire», entretenue par la plupart des écrivains dès les débuts de l'industrialisation. Par ailleurs, l'engouement marqué pour la technique, la foi dans le progrès a reçu un terrible démenti avec la Première Guerre mondiale. Pas de «légende rose» pour l'industrie, cette image positive dont le monde rural, par contre, a bénéficié et dont le mouvement écologiste parait être le dernier avatar. Des ombres portées des usines et des laboratoires émergent quelques rares figures bienfaisantes telle celle de Pasteur, ou de quelques bricoleurs de génie comme Edison...

Qui plus est, la méfiance croissante pour la technique s'est accompagnée de la disparition progressive des traces visibles de celle-ci dans notre environnement familier. Auparavant, il était courant de voir travailler le forgeron, le cloutier, le sabotier, le menuisier, ou encore les innombrables petits artisans de la réparation et du raccommodage. Dans les quartiers de l'Est de la rive droite de Paris, la deuxième moitié du XXe siècle a vu l'acharnement des intérêts politiques et financiers, ou immobiliers, à éradiquer une organisation du territoire en impasses, cours et intérieurs d'îlots qui, tout près des rues aux façades plus bourgeoises, rapprochait la résidence et le travail et avait fait du travail des métaux, du bois, du cuir ou des tissus une culture technique populaire estimable. Aujourd'hui, le seul à travailler encore dans notre monde tertiarisé avec une panoplie d'outils est le garagiste, et encore exerce-t-il loin des regards indiscrets. Pourtant, le patrimoine technique (du moins celui antérieur aux années 1960) a l'avantage d'être compréhensible par tous, dans l'immédiat, sans le secours d'un bagage culturel préalable comme c'est le cas pour qui veut comprendre une cathédrale gothique ou un tableau de Poussin. II reste donc un long chemin à parcourir pour obtenir que se diversifient les repères de notre culture, et pour que celle-ci puisse être mise à la portée de tous.