CHAPITRE Il

Au-delà des apparences, lire le patrimoine industriel

1 Des logiques techniques
L'énergie
Les trois âges du paysage de la sidérurgie
La révolution des voies de communication, l'exemple des ponts

2 Des logiques d'organisation du travail
Des exemples, dès l'Antiquité .
Le travail à domicile
Une logique d'atelier
Le travail en usine
Les temps modernes

3 Des logiques sociales
Toujours, des logiques socio-spatiales
La manufacture
L'usine hydraulique
L'usine dans la ville
Du village ouvrier à la cité jardin

 

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DES LOGIQUES TECHNIQUES

Dans le domaine des logiques techniques, le thème de l'énergie est central: à partir du moment où l'on abandonne l'usage de l'énergie humaine, mobile, souple, mais de portée limitée, pour celui d'énergies naturelles ou fabriquées, les effets sur les processus de fabrication, et surtout sur l'échelle à laquelle se fait la production, sont énormes, quoique soumis à des contraintes spécifiques.

L'hydraulique

Maître Cornille, en refusant la minoterie à vapeur, car elle est l’œuvre du diable, alors que le vent est la respiration du bon Dieu, pose joliment le problème des énergies naturelles et des servitudes qui y sont attachées. Mais au pays de maître Cornille le moulin de Fontvielle n'est pas le seul à rappeler les logiques techniques du passé. A quelques pas de là, presque aux portes de la ville d'Arles, se trouvent les ruines de l'une des créations techniques les plus passionnantes de l'Antiquité: les moulins de Barbegal. Là, un double aqueduc dont les vestiges sont encore spectaculaires, franchissait le vallon des Arcs. Arrivé en bordure du talus, il déversait ses eaux sur une double batterie de moulins hydrauliques, seize en tout, établis en cascade sur la pente, destinés à moudre le grain. Chaque moulin comportait une chambre de meunerie avec une meule en basalte de 70 à 90 cm de diamètre, actionnée par une roue verticale placée dans le bief. Le travail fait, les eaux allaient se perdre dans la zone marécageuse en contrebas. C'est sans doute, dans l'espace de la France actuelle, la structure la plus ancienne témoignant d'une utilisation à grande échelle des ressources locales pour une production de masse. A quelles contraintes d'ordre économique et social répondait cette imposante construction? On ne sait. Elle reste exceptionnelle par son organisation quasi industrielle de la meunerie. Curiosité de spécialiste, ce site prodigieux n'est nullement mis en valeur; le touriste qui tient à le visiter doit s'armer de patience et d'un guide informé, car sur place il ne trouvera à sa disposition aucun panneau explicatif.

Les bienfaits de l'eau capturée ont été vantés sous une forme désormais classique par les Cisterciens. Le texte qui décrit le monastère de Clairvaux au Xlle siècle, mérite d'être rappelé, dans la version qu'en donne la Patrologie latine de Migne: «Un bras de rivière, traversant les nombreux ateliers de l'abbaye, .se fait partout bénir pur les services qu'il rend... La rivière s'élance d'abord avec impétuosité dans le moulin, où elle est très affairée et se remue, tant pour broyer le froment sous le poids des meules, que pour agiter le crible fin qui sépare la farine du son. La voici déjà dans le bâtiment voisin; elle remplit la chaudière et s'adonne au feu qui la cuit pour préparer la bière des moines .si les vendanges ont été mauvaises. La rivière ne se tient pas pour quitte. Les foulons établis près du moulin l'appellent à leur tour. Elle était occupée à préparer la nourriture des moines, maintenant elle songe à leur habillement. Elle ne refuse rien de ce qu'on lui demande. Elle élève ou abaisse alternativement ces lourds pilons, ces maillets ou, pour mieux dire, ces pieds de bois et épargne ainsi aux frères de grandes fatigues... Que de chevaux s'épuiseraient, que d'hommes se fatigueraient les bras dans ces travaux que fait pour nous la gracieuse rivière à laquelle nous devons nos vêtements et notre nourriture! Quand elle a fait tourner d'un mouvement accéléré tant de roues rapides, elle sort en écumant; on dirait qu'elle est broyée. Au sortir de là, elle entre dans la tannerie, où elle prépare le cuir nécessaire à la chaussure des frères; elle y montre autant d'activité que de soin, puis elle .se divise en une foule de petits bras pour visiter les différents services, cherchant diligemment partout ceux qui ont besoin de ses services, qu'il s'agisse de cuire, tamiser, broyer, arroser, laver oit moudre, ne refusant jamais son concours. Enfin, pour compléter son oeuvre, elle emporte les immondices et laisse tout propre.»

Ces bienfaits de l'eau sont confirmés par les fouilles archéologiques et les vestiges des installations métallurgiques des hauts plateaux bourguignons. Ils sont illustrés de façon pittoresque et didactique par les musées de plein air, nombreux en Europe Centrale. Le plus convaincant est sans doute Etar, non loin de Plovdiv, en Bulgarie. Tout comme dans la célèbre description médiévale, on voit l'eau détournée passer de maison en maison, alimenter les fontaines et nettoyer les lavabos, entrer dans les ateliers où elle fait mouvoir grâce au système roue-engrenage les petits tours à bois comme les scies hydrauliques, sans compter bien sûr, le classique «moulin» à farine. En France, à défaut de disposer de structures semblables, on peut signaler, parmi les reconstitutions les plus évocatrices, celle du moulin papetier de Richard de Bas, dans le Massif Central, et celle de la taillanderie de Nans-sous-Sainte-Anne, dans le Jura. Dans l'un et l'autre cas, le rôle de l'énergie hydraulique est spectaculaire: l'observateur du XXe siècle n'est pas loin de s'extasier, comme le copiste cistercien, sur la merveilleuse propriété de l'eau qui actionne les mécanismes les plus simples comme les plus gigantesques puis retourne à son cours, prête à servir d'autres industries, en aval.

Dès le premier siècle de notre ère, les Romains avaient découvert en Asie Mineure les premières applications du moteur hydraulique et en avaient diffusé le principe en Occident. Ils lui préférèrent cependant, le cas de Barbegal mis à part, le moulin à bras ou mû par un animal. A partir du Xe siècle, on constate, par contre, la diffusion du moulin à eau en Europe occidentale, sans doute sous la pression de changements sociaux auxquels le tarissement de l'esclavage, ressenti dès l'époque carolingienne, n'a pas dû être étranger. A partir de ce moment, les documents, surtout écrits, ne manquent pas, mais c'est surtout la fin du Moyen-Age qui s'en est montré généreux. En particulier les représentations iconographiques sont nombreuses, par lesquelles nous pouvons imaginer non seulement les technologies, confirmées par les fouilles sur le terrain, mais également prendre conscience de ce que signifiait socialement la possession et l'usage d'un tel engin. Au XIIIe siècle, les carnets de Villard de Honnecourt témoignent de la curiosité de l'architecte autant que de l'avancée technique de son temps; le Bréviaire de Saint-Dié, du XVe siècle, met en bonne place la roue qui permet de concasser le minerai extrait à Sainte Croix aux Mines; les gravures du hollandais Stradan au XVIe siècle représentent aussi bien la meunerie que la fonderie de canons mues à l'hydraulique. Au XVIIle siècle, la carte de Cassini localise le nombre incroyable de ces chapelets de moulins qui festonnaient jusqu'aux moindres ruisseaux, pour peu que l'on puisse y mettre à profit le moindre dénivelé. Bien sûr, il y avait loin du meunier de la Serre, au nord de Laon, qui travaillait le grain de la plaine picarde, au meunier de la Crise, une petite rivière au sud de Soissons, qui desservait les petits agriculteurs de la vallée ...Aujourd'hui, nombreux sont les témoignages de cette activité diversifiée grâce au moteur hydraulique. Soit que les vestiges particulièrement nombreux parsèment le paysage (mais la guirlande des moulins de bois subsiste-elle encore sur les berges de la bosniaque Neretva?), soit que les traces constituent un ensemble suffisamment évocateur, comme c'est le cas à Fontenay ou aux forges de Buffon, la prééminence de la vallée sur l'interfluve est évidente. A ce dernier étaient dévolues les activités manuelles, ou dans le meilleur des cas celles qui utilisaient l'énergie animale. Mais le travail qui supposait le plus de valeur ajoutée se réalisait dans la vallée, grâce au moteur hydraulique: fonderies, moulins foulons, scieries etc..

De ce fait, nous devons à l'eau et à son exploitation une avancée sociale considérable, en même temps qu'une relative diversification du paysage: le long des cours d'eau, les barrages associés à leur retenue annoncent non seulement l'existence d'un moulin mais aussi celle d'une activité industrielle: vallées métallurgiques où s'agglutinent bocards et patouilles, non loin de la fonderie ou de la taillanderie dont les soufflets sont actionnés par l'eau; vallées papetières, si la qualité des eaux de la rivière le permet, où l'eau est à la fois source d'énergie et composante du processus industriel; vallées textiles, où se concentrent surtout les activités de finissage comme la foulonnerie et la teinturerie; la plupart du temps maîtres et ouvriers logent sur place. Mais, répétons-le, sous l'Ancien Régime cette spécialisation reste toute relative: la vallée travaille avec l'interfluve, parce qu'elle lui est intimement solidaire: la forge a besoin de minerai et de bois, le moulin papetier recueille les chiffons qui lui sont nécessaires pour élaborer la pâte à papier, le foulon travaille le tissu élaboré dans les villages, à vingt km à la ronde. Il y a une réelle solidarité entre la vallée et son environnement immédiat.

A partir du XIXe siècle pour la France, sans doute plus tôt pour l'Angleterre, et quelques décennies plus tard pour les pays d'Europe méditerranéenne, l'industrialisation accélérée va accentuer considérablement le rôle des vallées. Dès les premières années du XIXe siècle, la mécanisation de la filature du coton autorise l'installation de vastes édifices mus par d'immenses roues hydrauliques, lesquelles grâce à un jeu compliqué de poulies et de courroies de transmission mettent en mouvement les machines qui opèrent aux différents stades de la production. Pour des raisons évidentes de limites dans la transmission du mouvement les usines sont construites en hauteur. Ce sont trois, quatre, voire cinq niveaux, associés à l'indispensable monte-charge. Les planchers qui reçoivent le poids des machines reposent désormais sur de solides armatures, lesquelles sont soutenues par les colonnes en fonte de l'étage inférieur. En Europe, innombrables sont les vallées industrielles, des vallées de la chaîne Pennine en Angleterre aux vallées des Vosges, du Jura ou des Alpes. Cependant rien de plus spectaculaire que les vallées de la Catalogne intérieure.

Industrialisée avec trois décennies de retard sur sa voisine française, la Catalogne avait d'abord fait le pari de la vapeur. Mais le charbon arrivant à Barcelone à un prix prohibitif, les communications intérieures de type moderne étant inexistantes et la côte vite saturée en installations industrielles, les entrepreneurs eurent tôt fait d'investir les vallées, achetant toutes les chutes d'eau auprès desquelles il était possible de construire une usine. A la fin du XIXe siècle, les cours moyens du Llobregat et du Ter et de leurs affluents comptaient une centaine de villages ouvriers, associés à une usine textile qui réalisait tout ou partie du processus de fabrication du coton. Parallèlement, les interfluves habitués au travail à domicile perdaient de leur population, attirée vers les usines hydrauliques qui leur offraient toujours plus de travail. C'est ainsi que s'est formé un paysage industriel particulièrement original et identifiable: celui des colonies industrielles.

Cependant, cette prééminence de l'eau s'est accompagnée d'une constante recherche en vue d' en perfectionner le rendement énergétique. Tout le problème résidait non dans la source d'énergie, bien que celle-ci fût, même dans les pays les plus tempérés, irrégulière, mais dans sa captation la plus complète. Or les roues hydrauliques utilisées encore au XIXe siècle sont des roues à aubes, en bois, peu différentes des roues médiévales; les déperditions d'énergie, importantes, étaient d'autant plus dommageables qu'elles s'ajoutaient à l'irrégularité du débit. Dès le milieu du XVIIIe siècle, les recherches théoriques d'Eider s'orientaient vers la conception d'un engin composé d'un tourniquet et d'une couronne cylindrique. Au début du XIXe siècle, l'ingénieur des mines Claude Burdin imagine une turbine que son élève Fourneyron réalisera dès 1827. Dans ce système, l'eau coule enfermée dans un tube et vient frapper les ailes d'une roue également prisonnière. Toute l'eau travaille. La turbine, perfectionnée par les travaux de Poncelet et de Francis, donne un second souffle aux activités industrielles des vallées riches en eau mais dépourvues de ressources charbonnières.

Restait à résoudre une autre grande question: celle de la transmission et du transport de l'énergie fournie par l'eau, car jusque-là seules les usines établies sur place ou à proximité pouvaient bénéficier d'installations hydrauliques. Dès 1890, des études sont consacrées au couplage de l'alternateur avec la turbine et à la création de centrales hydro?électriques. Entre 1869 et 1883, Bergès expérimente l'utilisation de la turbine hydraulique sous une hauteur d'eau portée de 200 à 500m., amenée par une conduite forcée. L'usage industriel de l'eau s'en trouve simplifié, plus efficace et de plus longue portée. Si la prééminence des vallées n'est pas remise en cause, il n'en reste pas moins vrai que l'hydro?électricité a renforcé les capacités industrielles de beaucoup d'entre elles et permis l'industrialisation de régions qui avaient pu être jusque-là desservies par leurs faibles ressources énergétiques. Bergès parle, en 1889, de «houille blanche»: «J'ai voulu employer ce mot pour frapper L'imagination et signaler avec vivacité que les glaciers des montagnes peuvent être exploités en forces motrices, être pour leur région et pour l'Etat des richesses aussi précieuses que la houille des profondeurs». L'hydroélectricité consacre le développement économique des vallées montagneuses, en particulier des Alpes à partir de ce moment-là.

La vapeur

L'eau n'est cependant pas le seul acteur de l'industrialisation. Depuis le début du XVIIIe siècle, un autre partenaire faisait parler de lui, le «charbon de terre», utilisé au nord du Pays de Galles pour la première fois en 1709, au lieu du bois dans les hauts-fourneaux.

Bien sûr, le charbon était connu et utilisé comme moyen de chauffage au moins depuis la période médiévale. Mais le travail de la mine était confronté en permanence aux dangers de l'extraction en galerie, et surtout avec le problème de l'évacuation de l'eau qui ennoyait immédiatement les parties excavées. Le pompage de l'eau se fit d'abord avec des manèges à chevaux. Puis on utilisa des machines à balancier et des roues hydrauliques, plus efficaces, comme dans les mines d'argent dans les Vosges, en France, ou dans les mines de plomb de Wanlockead en Ecosse. L'application de la machine à vapeur à ce problème précis apporta la solution: l'exploitation des mines sur une grande profondeur pouvait être envisagée. Au regard de l'usage millénaire de l'eau celui de la vapeur fut de courte durée: à peine 300 ans. Mais que de bouleversements elle aura apportés!

En moins de 50 ans, les régions qui recelaient du charbon connurent une transformation telle que, pour chacun, l'image du terril et du chevalement (aujourd'hui quasi disparus du paysage), représentent désormais le symbole de la première révolution industrielle. La nécessité de l'exploitation des puits, l'avantage de la proximité, favorisèrent la création de structures industrielles et d'habitats dont les plus remarquables en France sont sans doute le Valenciennois et la région du Creusot. Mais contrairement au paysage dessiné par l'eau, le plus souvent étiré sur la berge de la rivière, le charbon, par sa relative facilité de transport et de stockage, induisit un nouveau type de concentration industrielle plus compact, fait d'usines hérissées de cheminées au lourd panache noir, d'ateliers et d'entrepôts, installés à proximité des bassins miniers ou le long des grands axes de transport de pondéreux. L' usine est alors facilement reconnaissable: près de l'entrée, pour faciliter le déchargement et le stockage, on trouve les chaudières de la machine à vapeur, gainées de briques réfractaires, et la réserve de charbon. Immédiatement associée, ou à l'étage supérieur, la machine elle-même, qui transmet le mouvement à un immense volant auquel se raccorde la forêt des courroies et des poulies qui actionnent les machines. Aussi l'impression est-elle forte, devant des salles immenses, comme celles des usines textiles, dont l'espace est rempli sur deux niveaux: celui des machines et celui de la transmission de l'énergie. Ce dernier n'était pas sans danger: les courroies pouvaient se casser, des membres pouvaient s'y prendre et les accidents étaient nombreux. Cela ne changeait pas pour autant de l'usine hydraulique, tributaire d'une transmission semblable de l'énergie produite à un point donné. Mais celle-ci était autrement puissante, et versatile. Dès sa mise au point, et selon les types de moteur, elle connaît les applications les plus variées. Son énorme succès était dû à sa mobilité: indépendante d'un lieu précis d'approvisionnement, elle pouvait être transportée par la machine qu'elle faisait fonctionner (train, bateau); puissante, elle déployait une énergie bien supérieure à celle des autres moteurs employés jusque-là. Aussi l'impact produit par la machine à vapeur va-t-il bien au-delà de son mécanisme ingénieux. Non seulement sa fabrication requérait une technologie maîtrisée (par exemple la fabrication de cylindres d'acier parfaitement polis et assemblés), mais son application dans des domaines très divers transformait les cadres mêmes de la société: elle décuplait l'exploitation des mines, multipliait les possibilités de la production métallurgique, celle du textile, celle aussi de l'agro?alimentaire (les grands moulins par exemple, ou les brasseries), modifiait les conditions de l'agriculture avec l'emploi de la locomobile, sans parler des essais pittoresques de labours à vapeur! Les distances étaient abolies sur terre comme sur mer avec les transatlantiques et les transcontinentaux. L'information quotidienne fut à portée de tous grâce aux rotatives à vapeur.

Source d'énergie mobile, la vapeur dépendait toutefois des lieux d'extraction du charbon. Or, toutes les régions industrielles n'en étaient pas bénéficiaires. Dans ce domaine, le cas de Barcelone est particulièrement éclairant: lié à un arrière-pays dynamique mais totalement dépourvu de ressources énergétiques, si l'on excepte l'hydraulique, peu abondant, mais dont les industriels ont su faire le meilleur usage, le port de Barcelone a été longtemps un port charbonnier. Si les industries qu'il alimentait se trouvaient plutôt en périphérie de la capitale catalane, les «villes-secondes», comme on a appelé les petites métropoles de l'intérieur, présentent une morphologie semblable à celle d'Elbeuf ou de Saint-Quentin, dans la mesure où, à chaque fois, il y a une imbrication absolue entre l'habitat et les usines. Par contre, la forme des toits en sheds, cette forme dissymétrique mise au point en Angleterre et qui, dans notre esprit, caractérise si bien la notion d'usine, ne gagna que lentement le continent. A Troyes, une architecture largement inspirée par les habitudes traditionnelles de construction (usage décoratif de la brique et de la pierre, suite de toits à double pente) prévalut longtemps. En Catalogne, on construisit jusqu'au début du XXe siècle des toits en voûte catalane, c'est-à-dire en anse de panier, avec une superposition de lits de briques disposés alternativement en sens contraire. Ce procédé avait l'avantage d'être peu coûteux et bien maîtrisé par les constructeurs locaux.

La vapeur a donc quadrillé l'espace industriel d'une façon différente; cependant le charbon a également déterminé une nouvelle valorisation de certains axes de communication. Il s'est alors établi une hiérarchie des vallées, d'autant plus grande que l'usage de l'hydraulique périclitait pour les petites unités de production. Par ces grandes pénétrantes passaient désormais les routes et le rail. Les amoureux des trains et des gares, servis par une revue dynamique, «La vie du Rail» et par des musées dont celui de Mulhouse est le plus suggestif, savent qu'à la fin du siècle dernier la France comptait le double de km de voies ferrées par rapport à aujourd'hui, et que les distances de ville à ville étaient parcourues à peu de choses près dans le même temps, TGV mis à part. La conséquence la plus évidente du rail a été de favoriser une mobilité presque absolue, et cela dès le milieu du XIXe siècle. Individus, biens, marchandises pouvaient aller et venir facilement. Les compagnies ferroviaires même donnaient l'exemple qui installaient leurs ateliers de réparation ou de construction suivant des critères qui n'avaient plus rien à voir avec la localisation de matières premières ou de sources d'énergie. Par contre, tout emplacement était choisi en relation avec un réseau au tracé défini suivant un schéma directeur. C'est par exemple, Arles où l'on monte un centre de réparations pour compenser la perte des activités fluviales de la ville; c'est Romilly-sur-Seine, qui bénéficie également de ce type d'installations. Toutes ont une répercussion sensible dans le paysage, avec l'édification d'un habitat particulier, la cité de cheminots, et, non loin, les maisons des directeurs. Aujourd'hui, ces sites restent très évocateurs d'un idéal d'une société moyenne, responsable et efficace.

L'électricité

L'électricité allait parachever cette évolution sensible vers des logiques techniques indépendantes des contraintes de l'approvisionnement énergétique, tout en rejaillissant sur les structures existantes. L'exposition universelle de Vienne de 1878 faisait la démonstration que le transport de l'électricité était possible. L'usage industriel de l'électricité fut révolutionnaire: désormais on savait produire une énergie souple, régulière, transportable sur de longues distances. L'usine pouvait s'installer partout. Des villes qui n'avaient suivi que péniblement l'industrialisation parce que trop loin d'une eau utile ou d'un bassin charbonnier trouvèrent un deuxième souffle; comme on l'a vu, la turbine couplée à l'alternateur donnait un deuxième chance aux bassins hydrographiques: vallées alpines, mais aussi Massif Central, avec les grands barrages qui transforment les paysages et nourrissent, en particulier pendant la Reconstruction de l'après 2e Guerre mondiale l'illusion prométhéenne des hommes. Les installations industrielles acquièrent alors une physionomie particulière: les salles de turbines, quel que soit son principe d'énergie (eau, charbon, fuel, gaz), se caractérisent par la propreté presque chirurgicale de leurs installations. Dans les salles des usines, la forêt des courroies de transmission a disparu: chaque machine dispose d'un petit moteur. On s'oriente vers la conception d'une usine propre, que les soucis de la sécurité vont renforcer à son paroxysme avec les centrales nucléaires. Paradoxalement, cette versatilité de l'énergie reposait sur celle de la main d’œuvre, qui depuis un siècle se déplaçait à sa rencontre. Puisque l'usine peut s'installer partout, ne vaut-il pas mieux déplacer l'industrie là où les communications permettent de rencontrer la main d’œuvre disponible? On a cru longtemps que cette ubiquité de l'énergie allait relancer d'une nouvelle façon le travail à domicile; une idée renforcée par les possibilités fournies par l'automobile et l'informatique. La grande idée de la décentralisation s'est nourrie de cette illusion, mais les grandes concentrations industrielles, proches des centres historiques de décision, gardent actuellement tout leur attrait.

Précisons tout de suite qu'il s'agit de la sidérurgie postérieurement au grand saut technologique du procédé indirect. Donc, du repérage sur cinq siècles environ des aménagements spatiaux et des formes architecturales caractéristiques de cette industrie fondamentale.

La sidérurgie d'ancien type se définissait par la réduction du minerai au moyen de bois ayant subi une carbonisation préalable, et utilisait, outre une grande quantité de muscles humains et animaux, l'énergie transmise par des moteurs hydrauliques pour les soufflets ou les marteaux. C'est dire qu'à ces trois titres elle se trouvait l'otage de la présence dans un rayon proche de ces trois ressources naturelles; "l'homo technicus" est à ce stade, selon la façon dont on regarde les choses, ou bien le magicien qui se soumet les forces de la nature et, notamment, extrait au moyen du feu le métal pur de sa gangue, ou bien le prisonnier de la réunion aléatoire de ressources disponibles dans des quantités strictement limitées. A l'époque des «grosses forges» (terme acclimaté par l'Encyclopédie), la sidérurgie n'est qu'un élément d'un système économique qu'on peut déjà qualifier d'agro-industriel, dépendant de propriétaires et de capitaux appartenant à l'aristocratie ou à la bourgeoisie aisée, elle s'intègre à une économie domaniale qui intègre fortement agriculture et exploitation des ressources complémentaires du sol et du sous-sol (forêts, gisements).

En première analyse, ces sites comportent des éléments bâtis qui ne s'identifient pas du tout comme différents de l'architecture du monde rural et seigneurial, résidences du maître de forges ou du directeur d'usine qui s'apparentent au château ou au manoir; maisons des ouvriers permanents en tous points analogues aux maisons paysannes, hormis le fait de leur groupement ou de leur mitoyenneté; halles à abriter le charbon de bois faites aussi bien pour engranger les foins ou les grains.

D'autres bâtiments indifférenciés abritent les opérations d'affinage de la fonte (forge, fonderie, éventuellement laminoir) à moins que, pour des raisons de disponibilité d'énergie, ces stades de l'élaboration du métal ne se trouvent répartis dans un voisinage plus ou moins proche; le seul signe distinctif peut être alors la présence d'une importante cheminée évacuant les fumées des feux de réchauffement des lingots et des barres. Cependant la destination réelle de ces halles et autres ateliers se déduit de leur organisation autour du haut-fourneau, encore que très souvent dans un aimable désordre. Yvon Lamy parle à leur sujet d’un «enchevêtrement d'installations hétéroclites», et évoque les «grandes difficultés de flux» qui ne devaient pas manquer d'en résulter. Le seul véritable monument industriel dans la «grosse forge», c'est le haut-fourneau, dont la hauteur du reste ne dépasse pas encore quelques mètres, et qui n'est pas nécessairement visible immédiatement, car il est tantôt en plein air, tantôt abrité dans une construction imposante, dont le style évoque plutôt une tour fortifiée ou un clocher.

Des cette époque, et pour l'essentiel, on serait tenté de dire (une fois pour toutes), l'identification et la description du haut-fourneau (par rapport, éventuellement, à d'autres fours), suppose que l'on repère les différents aménagements indicatifs de la double circulation verticale qu'exige sa marche. Jusqu'à l'ouverture supérieure du fourneau, tous les matériaux alimentant l'alchimie sidérurgique doivent être acheminés pour s'entasser en lits superposés dans ses flancs, d'où la nécessité d'une rampe d'accès pour les voituriers et leurs animaux de trait, ou d'une passerelle si le fourneau a été aménagé en contre?bas. De haut en bas les matériaux soumis à fusion laissent descendre et sortir par le trou de coulée, à la base, la fonte canalisée dans des rigoles de sable ou rapidement versée dans des moules. De bas en haut, doivent se repérer les ouvertures par lesquelles les soufflets expédient dans la masse en fusion l'air qui doit accélérer la combustion.

A partir des années 1820, sous l'influence du modèle anglais, la taille des hauts-fourneaux s'accroît, le soin donné à leur architecture se confirme (il s'agit bien entendu de les rendre résistants à l'accroissement des charges), mais souvent les travaux d'affinage et d'élaboration de la fonte se séparent en raison de l'adoption de logiques énergétiques divergentes. En France jusqu'aux années 1860, le haut-fourneau fonctionne encore majoritairement au charbon de bois, et reste lié à la proximité des réserves forestières; mais en aval, les opérations se font de plus en plus souvent dans des < usines à l'anglaise», c'est à dire utilisant la puissance calorifique du charbon de terre, organisant le travail d'une façon plus rationnelle. Ces phénomènes s'observent particulièrement du Berry au Nivernais et à la Bourgogne, qui forment encore à l'époque la grande ceinture sidérurgique de la France avec la Haute-Marne.

Une description de l'organisation spatiale et de celle du travail dans cette région, précisément, se trouve dans la correspondance adressée par Adolphe Schneider à son frère Eugène, quelques années avant leur installation au Creusot. Elle concerne les établissements du maître de forges Boigues, beau-père d'Adolphe, situés de part et d'autre de la Loire dans la région du confluent de l'Allier. Il s'agit de visites effectuées dans le courant du mois de septembre 1831. Les hauts fourneaux de Boigues se trouvent sur la rive gauche, dans le département du Cher dans la vallée de l'Aubois.

 

« J'ai visité celui de Torteron, qui marche par une machine a vapeur de 20 CV qu'on ne fait fonctionner que quand le cours d'eau est arrêté, ce qui arrive pendant pres de 7 mois de l'année. Ce fourneau est le plus grand modèle qu'on puisse voir, il fait facilement 3 millions de kg dans une année. Il est approvisionné en coke et en charbon de bois. On brûle l'un ou l'autre selon la qualité de fonte qu'on veut obtenir. Le vent arrive à la fois par trois côtés du fourneau, ce qui est, à ce qu'il paraît, un grand avantage. Le résultat présente environ 1200 kg de charbon pour 1000 kg de fonte».

Les établissements métallurgiques, eux, sont à Fourchambault sur la rive droite de la Loire, dans le département de la Nièvre.

 

«La fonte arrive des fourneaux que MM.Boigues ont en Berry... Le haut-fourneau de Torteron est à deux lieues environ dans les terres de l'autre côté de la Loire. Un chemin superbe entretenu par la maison Boigues conduit à ce haut fourneau, et le prix du transport n'est que de 2 francs les 1000 kg».

Et voici l'établissement de Fourchambault

 

«Figure-toi un grand bâtiment servant de halle, bâti en pierre de taille sur les bords de la Loire, dans lequel se trouvent 16 fours à puddle, 6 fours à chauffer le fer pour corroyer les barres, une file de cylindres de toutes grosseurs et grandeurs, mûs par une machine à vapeur de la force de 60 CV des magasins adjacents ayant tous leurs issues sur un petit port pratiqué dans la Loire, un petit canal venant de la Loire fait arriver les charbons jusqu'à la porte de la machine, un immense bâtiment qui termine les cours et représente une caserne formant un carré long, c'est là que logent tous les ouvriers qui ont chacun leur petit appartement avec un petit jardin. La, face de ce grand local est .sur campagne, et toutes les entrées .sont par conséquent hors des cours de l'usine. La maison d'habitation est placée sur une petite élévation ait milieu du jardin qui est fort bien distribué; il est terminé d'un côté par le canal dont je viens de te parler, et de l'autre par un ensemble de bâtiments bien distincts de tous les autres, c'est là qu'habite M. Emile Martin qui est commandité par M. Boigues, ancien élève de l'École Polytechnique qui a établi, avec 2 à 300.000 francs qu'il avait, une fonderie fort belle. Cette fonderie prend ses fontes à Fourchambault et ne fond guère que de grosses pièces. M.Emile est occupé dans ce moment d'un grand travail pour le canal latéral de la Loire; il est chargé de faire des corps en fonte qui ont près de 2 pieds de diamètre. Chaque partie de corps pèse près de 2000 kg et il en faut beaucoup pour faire les canaux de décharge. C'est lui qui fabrique aussi les chaînes en fer pour des ponts suspendus... Je te dirai encore que M. Emile fait un pont par suite de commande qui sera tout en fonte... La plus forte fabrication dont on s'occupe en ce moment c'est le fer à câble destiné à l'usine royale de Guérign y établie sur la Nièvre à cinq lieues d'ici. M.Boigues a un marché de 800.000 kg. C'est là qu'on fait les câbles et ancres pour la Marine. C'est un établissement admirable qui vaut plusieurs millions. Il a des forges et des bois dans sa dépendance et le tout est régi par un colonel d'Artillerie de Marine».

Puddlage, corroyage et laminage du fer ont retenu aussi l'attention d'Adolphe Schneider. Mais qu'il suffise de noter ici à quel point c'est désormais la logique de la circulation qui régit la distribution des établissements industriels. Le recours au charbon de terre (c'est celui de Decize) impose la proximité immédiate du fleuve (ou, plus tard, du canal du Berry); la spécialisation des entreprises exige le groupement dans une toute petite région bien desservie par la route.

La sidérurgie des cent dernières années a, à son tour, accentué la rupture spatiale et organisationnelle entre les différentes étapes du traitement du métal. «Le haut-fourneau, machine ou architecture? », se demande Yvon Lamy, étudiant le site de Savignac-Lédrier et son évolution dans la deuxième moitié du XIXe siècle. On devrait plutôt, d'abord, parler de «très haut» fourneau, par rapport aux étapes historiques antérieures, puisqu'il s'agit désormais de tours de plusieurs dizaines de mètres. Elles représentent une architecture technique de plein air, à ciel ouvert, et s'il existait parfois, auparavant, des hauts-fourneaux jumelés, à présent ils se présentent souvent en batteries de deux, quatre ou six éléments détachés les uns des autres mais reliés entre eux. D'autre part, si l'intérieur de la cuve est toujours fait de briques réfractaires, l'enveloppe, elle, délaisse la pierre ou la brique pour l'acier, en tôles épaisses comme des blindages. Par rapport à l'environnement bâti, au moins celui des villes ouvrières toutes voisines, et par rapport au paysage, la sidérurgie moderne s'exprime au moyen d'une rupture saisissante, tant par la découpe sur le ciel de ses géométries métalliques complexes que par les hectares nécessaires à ses emprises au sol et par les réseaux de circulation (ferroviaire, fluviale, routière) qui sont véritablement son système d'échanges sanguins, véhiculant d'énormes tonnages. Les masses, les couleurs, les lueurs, les hommes au travail dans les vastes halles ou au trou de coulée stimulent, plus que jamais, l'imagination des artistes souvent issus du monde ouvrier lui-même.

Mais pour revenir aux logiques techniques, dont la traduction dans des formes visibles fait tout le sens de l'archéologie industrielle, la surprise dans cette troisième étape est l'effacement relatif du personnage central qu'était jusqu'alors le fourneau, au bénéfice de l'amplification des dispositifs annexes engendrés par la sophistication des techniques sidérurgiques (quia pris du reste son départ dès les années vingt du XIXe siècle). Les grandes installations sidérurgiques des années 1880?1960 présentent l'aspect d'un amoncellement de ferrailles dont le déchiffrage n'est pas instantané.

Le haut fourneau lui-même est partiellement dissimulé par des réseaux d'escaliers et de passerelles qui le desservent sur toute sa hauteur. Elles permettent notamment la surveillance du système de refroidissement par eau dont les plaques et les tuyauteries se répartissent sur sa paroi externe. Le haut fourneau, d'autre part, est ceinturé en divers sens par d'énormes conduites partant du gueulard ou arrivant à sa base, et qui assurent une gigantesque circulation de gaz et d'air (le poids de gaz expulsés est supérieur à celui de la fonte écoulée). Ces conduites enfin s'articulent sur des installations proches ou distantes. Les premières après la sortie des gaz de combustion sont celles de dépoussiérage, lavage, épuration. Les secondes sont les cowpers, dont les silhouettes cylindriques flanquent chacun des hauts fourneaux; les gaz y sont brûlés (ce qui détermine l'adjonction d'une cheminée d'évacuation), dégageant une température de 800° à 900°, ce qui permet de chauffer des revêtements de brique qui, à leur tour, communiquent leur chaleur à l'air froid apporté de l'extérieur, et qui est finalement réinjecté dans le haut fourneau pour en améliorer le rendement et économiser le coke. Cet air atmosphérique arrive, sous forte pression, d'une installation plus éloignée, la halle des «soufflantes», autrement dit des compresseurs. Ce bâtiment, de dimensions souvent imposantes et d'une architecture soignée, réintroduit dans le site sidérurgique d'hier la notion de monument, ce qui explique que sa sauvegarde et sa réhabilitation soient souvent envisagées en priorité parce qu'elles ne posent pas les problèmes inédits de la conservation du haut fourneau et de son «escorte».

Enfin le ou les hauts-fourneaux sont assistés d'installations de chargement du gueulard, bandes transporteuses, skips accrochés à leurs rails qui semblent monter à l'assaut des tours. Et, à l'issue du processus, d'installations de chargement des wagons spéciaux qui transportent la fonte liquide vers les aciéries; comme les forges, fonderies, laminoirs, elles travaillent de façon autonome dans des halles qui, depuis le XIXe siècle, n'ont cessé de s'allonger pour accueillir des fours en batteries toujours plus nombreux, ou des trains de laminage de plus en plus ambitieux. Ajoutons que, comme sur les carreaux de mines, ou dans toute autre entreprise de grandes dimensions financières et humaines, l'entrée du site se fait généralement par un bâtiment administratif où se retrouvent les classiques préoccupations de majesté ou d'ornementation (l'un des plus beaux exemples en France en demeure l'ancien siège des Aciéries de Longwy à Mont-Saint-Martin, dont la cage d'escalier honneur s'orne d'admirables vitraux illustrant le travail des sidérurgistes).

La lecture des sites sidérurgiques récents, comme du reste celle des grands sites d'extraction minière, suppose, pour que l'on puisse appréhender à la fois l'impact sur l'environnement, la création d'un «paysage industriel», les logiques techniques et même les logique d'entreprises (au niveau de l'habitat et de l'urbanisation), que l'on quitte le niveau du sol. L'observation aérienne oblique devient le véritable instrument de l'analyse du patrimoine industriel à une telle échelle. A cet égard, les vues prises sur tout le territoire national par les soins de l'Institut Géographique National constituent une source d'une qualité technique et d'un intérêt historique qui devrait mobiliser la recherche.

Le pont est sans doute un élément patrimonial digne d'une attention particulière, car il a été successivement, ou demeure simultanément, une oeuvre d'art, exercice de haut vol de l'architecte; l'instrument de la création d'un paysage; un terrain d'application des recherches mathématiques les plus formalisées, de l'expérimentation des techniques ou des matériaux, et à ce titre l'un des prototypes de l'architecture d'ingénieur. Instrument banalisé par la densification de la circulation, menacé par des catastrophes naturelles, cible de choix dans les guerres et aussi pour les services techniques, prompts à démolir pour remplacer par du plus moderne, à plus forte capacité, le pont est devenu un repère très sensible, difficile à inclure dans la catégorie des objets industriels de série, puisque toujours résultat d'une négociation avec une configuration naturelle particulière et avec des exigences précises de service, et souvent véhicule d'une mémoire historique.

Pour indiquer comment «lire» un pont, on ne peut faire l'économie du rappel de quelques vérités premières. Le franchissement d'un cours d'eau suppose de déterminer les meilleurs points d'appui sur chaque rive, d'être en mesure de maîtriser la distance à franchir au moyen d'une série d'arches prenant appui sur des piles. S'il facilite la circulation terrestre, le pont est en revanche porteur de risques au niveau du cours d'eau lui-même, les piles et les arches, par leur dessin et leur volume, entravant l'écoulement des eaux en cas de forte crue; elles imposent des contraintes à la navigation fluviale, hauteur sous le tablier, direction à maintenir pour passer entre les piles, réglementation de la circulation des bateaux. Telle est, du reste, l'origine du progrès des ponts.

La vision classique du pont, de la Gaule romaine à la fin du Moyen Age, est celle du pont de belles pierres de taille appareillées, des lourdes piles, des arches en plein cintre multipliées dans la proportion des largeurs à franchir. Vision propre à susciter l'émotion esthétique, à faciliter les mesures de protection, et qui du point de vue de l'environnement demeure rassurante, la pierre, comme du reste le bois souvent aussi utilisé, est un matériau en harmonie avec la «nature», et les dimensions comme la simplicité des formes s'insèrent avec discrétion dans le paysage même si, inévitablement, ils le modifient. Toutefois, dès l'époque romaine, les aqueducs offrent un point de départ, une généalogie aux très grands ouvrages d'art ferroviaires ou routiers de l'époque contemporaine. L'audace rectiligne des tracés, la hauteur des enjambements et leur portée, la géométrie plus accentuée et plus répétitive des arcades, introduisent dans le paysage un bouleversement, un heurt dans lesquels, du reste, le contraste engendre un nouveau type de rapport esthétique entre topographie, nature minérale ou végétale, et technologie qui leur surimpose un objet totalement artificiel.

Le pont proprement dit a connu, sous l'influence d'architectes au service des princes, certaines évolutions vers la décoration surajoutée, vers la mise en scène théâtrale ou symbolique, qui témoignent de l'importance que le pouvoir accordait à la maîtrise et au perfectionnement des voies de communication. La < lecture» de ces ajouts est du ressort des historiens de l'art. Mais naturellement les historiens et les archéologues des techniques n'ont pas à fermer les yeux sur eux. Toute occasion est bonne, le cas échéant, de lier entre eux les différent éléments d'un patrimoine dont l'archéologie industrielle revendique le caractère global. L'un des derniers tenants, en France, de cette tradition du pont décoratif a été Emiland Gauthey (1732?1806), ingénieur des Etats de Bourgogne pendant trente ans, à qui l'on doit par exemple l'allègement, à la fois technique et esthétique, des piles par l'ouverture de grandes ouïes elliptiques facilitant l'écoulement des crues.

Dans un pays aussi marqué que la France par le respect des traditions du goût, le pont monumental de pierre reste pratiqué très tard dans le XIXe siècle. En pleine coïncidence avec les débuts de l'industrialisation moderne, la colossale entreprise du pont de Bordeaux, au début de la Restauration, en est le témoignage majeur.

Toutefois, même "à l'âge de la pierre», la technique constructive a connu d'importants progrès, qui remontent en fait aux recherches des ingénieurs de la Renaissance italienne. On peut lire sur cette histoire Jean Mesqui, Le pont en France avant le temps des ingénieurs, Paris, 1986; Michel Cotte, Les ponts, perspectives historiques et techniques (à paraître). C'est le moment de rappeler le fait français bien connu de la création, avant 1750, d'un Corps, puis d'une Ecole des Ponts et Chaussées (cf.les travaux d'Antoine Picon sur ce sujet), véritable armée de savants et de techniciens au service de la modernisation des voies de communication préindustrielles. Professeur et constructeur, le plus fécond ingénieur de cette période d'Ancien Régime demeure Jean?Rodolphe Perronet (17081794): créateur de l'École Royale des Ponts et Chaussées et son directeur pendant 47 ans, < premier ingénieur du roy», auteur du pont de la Concorde à Paris.

De quels progrès s'agit-il, et comment alors les lire < sur vestiges» ? Il en est un qui, malheureusement, n'est plus lisible car il appartient à l'histoire des chantiers, une histoire que l'on ne peut guère, avec de la chance, reconstituer que sur archives, et qui pourtant est un aspect essentiel de l'histoire du capitalisme industriel. C'est le perfectionnement de la technique des fondations des piles, qui s'établissent sur le fond du lit du cours d'eau. Pour les fonder et les consolider, il faut établir une zone d'assèchement délimitée et isolée par des batardeaux; surgissent alors les problèmes d'étanchéité de ces derniers, et de pompage de l'eau. L'une des hypothèses est d'utiliser des caissons préparés à l'avance et déposés dans le fleuve, grâce à un important matériel de levage.

En revanche, la joie de l'amateur et le coup d' oeil de l'archéologue industriel peuvent librement s'exercer sur le repérage du baissement progressif des voûtes. Du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, l'évolution est accomplie, si l'on rapproche le pont de la Concorde précité, sous le règne de Louis XVI, du Pont Neuf d'Henri IV, chef d’œuvre à fois technique, architectural et urbanistique. Le surbaissement permet l'augmentation des portées, l'amincissement des piles, bref un allégement général de l'ouvrage qui est aussi un allégement de la dépense.

Mais, au moment même où Perronet déploie tout son art, appuyé sur le calcul mathématique, la véritable révolution des ponts est déjà engagée ailleurs, en Angleterre, où sa précocité est liée à une avance importante en matière de qualité des productions de la sidérurgie. Avant même le XIXe siècle naît le pont de métal, sur les lieux mêmes de la fonte et du forgeage du fer, en 1779, à «Ironbridge», à deux pas de Coalbrookdale (Shropshire). Alors que le classicisme architectural triomphant à Bordeaux en 1820 imposera 19 arches de 30 mètres d'ouverture, le pont métallique fera très vite plus que doubler cette portée. Au début du XXe siècle, les records français seront de 117 mètres au pont Alexandre 111, de 140 mètres au viaduc d'Austerlitz (passage du métro), tant grâce aux progrès de la métallurgie qu'à ceux des procédés constructifs. Derrière ces indications sommaires, il y aurait à développer toute l'histoire de la charpente métallique et de ses variations, qui n'est pas propre à l'histoire des ponts, mais s'étend à tout le domaine de la construction des halles en tous genres.

En fait, à vingt ou trente ans de distance, la révolution du pont métallique se dédouble. Une solution radicalement différente est proposée au problème de l'allongement de la portée, l'arche disparaissant au profit du pont suspendu, même s'il est vrai que ce dernier doit, dans certains cas, utiliser le relais de quelques piles. A Menai-Bridge (entre le Pays de Galles et l'île d'Anglesey), en 1826, la portée centrale est déjà de 152 m. Très bel exemple à l'usage de l'histoire de la circulation des techniques, le pont suspendu «revient» d'abord à l'Américain James Finley, constructeur d'un pont dans la région de Philadelphie en 1801; la suspension est assurée par des chaînes de fer. Pays d'estuaires au même titre que les Etats-Unis de l'Est (même si dans des proportions moindres), la Grande-Bretagne prend la suite avec l'ingénieur Telford (1814, sur la Mersey près de Liverpool) et avec Brunel, le constructeur du tunnel londonien sous la Tamise.

En France, tandis que nous n'avions guère à opposer à Iron Bridge que la Passerelle des Arts de 1802, en fer battu, un joujou, une variante technique décisive du pont suspendu est en revanche réalisée en 1825 par Marc Seguin, avec son pont de Tournon sur le Rhône, le plus sauvage de nos fleuves nationaux (cf. Michel Cotte, «Innovation et pont suspendu dans la France de 1825» , Culture technique, n°26, déc 1992, pp.204?212). L'innovation est celle du recours à des faisceaux de fils de fer, solution dont la validité est prouvée par l'expérience autant que par la démonstration mathématique, et donne lieu à un débat intellectuellement et socialement de la plus grande signification, au moins dans le contexte français, entre Navier et Séguin. C'est le dialogue de ce qui est déjà l'establishment scientifique français « X-Ponts» et Académie française, avec le non conformisme d'un ingénieur empiriste, d'un constructeur et expérimentateur au reste d'une large culture. Le succès est immense, à travers de nombreux ajustements qui portent sur l'ancrage des câbles dans les culées, le profil de courbure des câbles, l'attache du tablier, le passage à la technique des haubans, etc... La hardiesse du dessin est créatrice d'une esthétique révolutionnaire. Celle de la technique conduit au XXe siècle finissant à reculer comme indéfiniment les capacités de franchissement.

Un siècle après Perronet, une troisième révolution technique dans la construction des ponts découle de l'entrée en scène, encore une fois, d'un nouveau matériau. Entrée en concurrence, aussi, c'est désormais la coexistence, la négociation sur les prix et les caractéristiques, entre métal et béton. Un témoignage précieux et vivant a été apporté sur cette phase toute contemporaine par Eugène Freyssinet, l'ingénieur des Ponts qui a provoqué le passage du béton armé au béton précontraint, dans lequel disparaît «la discordance des déformations du béton et de l'acier», selon les termes de l'inventeur. Bien que Freyssinet soit passé par Polytechnique, on retrouve chez lui des traits de l'homme de métier qu'était Seguin, dans sa jeunesse, ami de tous les artisans, un bricoleur complet en somme et qui voyait là « la base la plus solide de sa formation technique».

C'est entre 1928 et 1933 que Freyssinet mit au point la fabrication industrielle de ce béton soumis à une très forte compression sur des fils d'acier soumis eux-mêmes à un fort étirage, parvenant à des économies de poids total de 40%, et même des deux tiers pour le métal.

 

 

 

 

Le pont suspendu de Tournon sur le Rhône, dû à Marc Seguin (1825).

Dans la période de la reconstruction qui suivit la Libération, cette technique connut de nombreuses applications. Mais dés 1930 Freyssinet avait produit son «classique», le pont sur l'estuaire de l'Elorn en amont de la rade Brest, aux trois arches de 186 mètres de portée. Désormais la décision de choisir parmi les trois ou quatre solutions techniques dont dispose aujourd'hui l'ingénieur des Ponts relève, comme pour bien d'autres édifices, à la fois de conditions de compétitivité et aussi de la préférence accordée selon les pays, à telle ou telle culture (métal vs.béton, en particulier, voir sur thème: Frédéric Seitz, L'architecture du fer en France au XXe siècle, Paris, Belin, 1995).

 

 

 

 

Pont ferroviaire mobile sur le canal séparant Cape Cod du continent (Massachusetts).

 

 

2
DES LOGIQUES
D'ORGANISATION DU TRAVAIL

Travail manuel, travail mécanique; travail discontinu, travail continu; travail créateur, travail rationalisé, les transformations dans ce domaine ont été fondamentales depuis le XIXe siècle et trouvent encore une résonance dans nos mentalités de cette fin de XXe siècle, justifiant la prolifération des artisanats qui tentent de nous renvoyer faussement vers l'objet unique, comme si seul l'objet fabriqué manuellement avait une dignité...

Une fois de plus l'Antiquité gallo-romaine nous fournit des éléments de réflexion. Un premier exemple, celui de la poterie sigillée de la Graufesenque ou de l'Argonne. Si nous ignorons les motivations exactes qui ont conduit des communautés gallo-romaines relativement éloignées les unes des autres à produire ce type de céramique, nous pouvons supputer que la possibilité de commercer facilement dans tout le bassin méditerranéen avait incité certains fabricants à produire en série une céramique dite «sigillée» (la poterie faite au tour était décorée au moule). Un tel travail supposait une organisation, une répartition des tâches entre ouvriers spécialisés, une diffusion à une échelle inhabituelle. Cette poterie eut un réel succès, et sa diffusion de la Gaule au Proche-Orient s'observe depuis la conquête romaine jusqu'aux dernières années de l'Empire. A partir de là, on n'en commercialise pratiquement plus, ce qui laisse penser que dès que le marché fit défaut, cette production entra en décadence, sans solution de reconversion.

La demande locale influe non seulement sur l'organisation de la production mais peut conduire celle-ci à créer et utiliser temporairement une proto-machine. Tel est l'exemple que nous fournit, une fois de plus la Gaule romaine, avec l'invention et l'usage de la moissonneuse des Trévires (la région comprise entre Reims et Trèves). De cette machine ingénieuse citée par Strabon on n'a trouvé que tardivement les représentations, d'une part sur deux morceaux de bas-reliefs conservés à Virton (Belgique) et Arlon (Luxembourg), et d'autre part sur un des caissons de la porte de Mars à Reims. Entièrement en bois, elle consistait en une caisse munie d'une sorte d'énorme peigne que poussait un cheval ou un âne guidé par un paysan. En avançant, cette machine arrachait plutôt qu'elle ne coupait les tiges de blé. Selon Strabon, elle faisait le travail de 7 moissonneurs. La présence de l'armée stationnant sur le limes et la nécessité d'effectuer rapidement les travaux de la moisson pour satisfaire à son alimentation, auraient conduit les Trévires à mettre au point cet engin, associé à des formes nouvelles d'organisation du travail. Tout cela tomba dans l'oubli avec la chute de l'Empire Romain et la disparition d'une armée de cantonnement dans cette région.

Ainsi, à certains moments, la Gaule romaine a dû résoudre des problèmes précis sous la pression des circonstances et pour répondre à la demande du marché. Il ne s'agit cependant pas de transformations de longue durée. Sans doute, les conditions de travail ont dû être modifiées, mais fondamentalement, rien dans la société n'a été changé de façon irréversible, et aussitôt les causes de cette rationalisation de la production disparues, on en revint à un système artisanal, soumis à la commande. Cependant, l'adaptation aux conditions particulières du moment, le type de réponse trouvée nous fournit des analogies, des éléments de comparaison pour la suite.

A partir du XIe siècle, et surtout avec la mondialisation de l'économie qui suit la période des Grandes Découvertes, le marché s'élargit, la demande se diversifie et s'accroît, la production augmente. Les logiques de production s'en trouvent durablement affectées, tant au niveau du système qu'au niveau du processus de production. Mais contrairement aux cas évoqués plus haut, les logiques mises en place n'ont pas été étroitement localisées dans l'espace et dans le temps. Les inventions se sont ajoutées, superposées, cumulées, diffusées. Par contre, des formes originales d'organisation du travail ont souvent précédé les améliorations techniques proprement dites. Ainsi, la fin du Moyen-Age voit-elle se former une structure nouvelle, une sorte de nébuleuse de la production: le travail à domicile, caractéristique de la proto-industrialisation. Il s'agit d'un premier niveau de rationalisation, tant du point de vue économique que du point de vue technique: le « marchand» de la ville fournit la matière première et parfois l'outillage à l'ouvrier rural qui effectue le travail de base, les finitions étant la plupart du temps réalisées en ville, là où se trouvent les ouvriers les plus qualifiés que l'on peut éventuellement contrôler. Cette forme élémentaire de division du travail, qui n'entraîne en principe aucune modification technique, subsistera longtemps et existe toujours, même au cœur des pays industrialisés, sous deux formes: soit comme complément du travail d'une usine qui se garde ainsi un volant de main d’œuvre à peu de frais, soit comme main d’œuvre bon marché, employée de façon intermittente par un donneur d'ouvrage, qui n'est pas un industriel, mais plutôt un négociant. Le travail à domicile a entraîné une adaptation visible de l'espace domestique, en particulier dans le cas de l'activité textile. Dans le petit village de Montreuil-aux-Lions, près de Château-Thierry, les larges baies qui éclairent la plus grande salle des maisons rappellent au passant averti que pendant un siècle la passementerie à domicile a été l'activité dominante des villageois, sans que celle-ci fût pour autant une garantie de travail continu et bien rémunéré. Le passementier à domicile travaillait sur un métier de bois, peu différent de celui que représentent les planches de l'Encyclopédie, à la seule différence que vers les années 1930 on y avait adjoint un petit moteur électrique. On connaît davantage le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, où étaient établis les ouvriers de la soie, les canuts. Aisément reconnaissables, les grandes verrières de leurs ateliers sont aujourd'hui recherchées car elles «personnalisent» les appartements modernes aménagés dans les anciens quartiers industriels. A Troyes, l'identification des maisons de «façonniers» s'avère plus difficile: peu d'éléments extérieurs sur la maison proprement dite, seul le hangar aménagé, quand il existe, permet de déterminer la présence, autrefois, d'un façonnier à domicile; aujourd'hui, l'ancien hangar est transformé en garage ...Dans un tout autre domaine, les traces sont modestes qui indiquent l'emplacement des «boutiques» de cloutiers de la vallée de la Meuse, ceux qu'on appelait également les façonniers. Leur petit atelier familial était installé dans une grange, un appentis assez grand pour contenir la petite forge à bras et le tour à cage d'écureuil actionné par un chien.

Le passage du travail à domicile au travail en usine ne s'est pas fait abruptement. La manufacture, en concentrant dans le même espace un grand nombre d'ouvriers, avait déjà mis en place les notions de discipline et de règlement. Cependant, l'organisation de travail est restée longtemps celle d'équipes associant des artisans et leurs apprentis, comme on le voit avec la manufacture de papier peint de Rixheim. En 1796, une manufacture de papier peint à l'étroit dans les murs de Mulhouse et qui cherche à s'agrandir, achète dans le village proche de Rixheim une ancienne commanderie de l'Ordre des Chevaliers Teutoniques que la France révolutionnaire avait confisquée et vendue comme bien national. Jean Zuber dirige la production puis rachète l'affaire qui existe toujours, comme manufacture et comme musée du papier peint. La technique de l'impression sur papier ne différait pas beaucoup de celle sur tissus: seul l'encombrement du support diffère. Chaque «imprimeur» travaille sur une table longue, sur laquelle est disposé le papier; il applique selon le motif, successivement, une ou plusieurs planches gravées enduites de colorant, et pour s'assurer de l'impression, il appuie un levier sur lequel est assis un enfant qui renforce, par son poids, la pression. Aucune mécanisation; le savoir-faire de l'artisan est décisif; son aide apprend le métier auprès de lui, lui prépare les couleurs, assure les petites tâches. Les papiers peints réalisés sont des produits de luxe; la fabrique Zuber s'était spécialisée dans des "panoramiques» destinés à couvrir, sur demande et selon les dimensions requises, les salons à la mode de la période romantique. Ces panoramiques représentaient des jardins en trompe l’œil, des évocations de lacs suisses mais surtout des scènes orientales et des paysages exotiques. Modèles uniques, ce sont de véritables oeuvres d'art. Cela explique pourquoi le travail est resté longtemps artisanal, malgré quelques innovations techniques qui ont supprimé la présence de l'aide, et qui surtout ont simplifié le passage des couleurs, d'abord avec la perotine, et ensuite avec la machine à cylindres. Celle-ci comportait autant de cylindres que de passages de couleur nécessaires. Le nombre des couleurs ne pouvait excéder une certaine taille de la machine; celle-ci convenait surtout pour les motifs répétitifs, alors que les panoramiques devaient être réalisés au pochoir, un par un. Les logiques de production combinaient en un dosage subtil le savoir-faire et la machine. Aujourd'hui encore, la Manufacture Zuber travaille à la commande pour une clientèle choisie, ou encore pour la restauration de monuments historiques, avec les mêmes techniques et les mêmes structures de travail qu'au XVIIIe siècle.

En fait, la tradition n'était pas au travail rationnel, comme le montre à l'évidence un décor d'éventail célèbre que conserve le musée Carnavalet. Il s'agit d'une scène représentant un manufacture de cartes à jouer, datée de 1680. Une grande baie ouverte sur la Seine indique que l'on se trouve dans une maison de l'actuelle place Dauphine. Une dizaine de personnes s'affairent, trient, colorient, font des paquets, le tout dans le plus grand désordre. Un siècle plus tard, la manufacture des frères Wetter, indienneurs à Orange est à peine moins inorganisée. Nous disposons d'un document exceptionnel qui en rend compte: il s'agit des peintures qui ornaient la salle à manger des frères Wetter, heureusement conservées au musée d'Orange, représentant toutes les étapes de la fabrication des indiennes. Si l'indiennage est à peu près découpé en actions successives, et réalisé suivant un ordre spatial logique, ce n'est pas le cas des activités qui se passent à l'extérieur, dans la cour. Là, on a du mal à distinguer les arrivages de coton, le séchage des toiles, les expéditions... tout cela se fait sans aucun ordre et dans la plus joyeuse cohue. Bien après la protofabrique, les habitudes artisanales subsisteront chez les ouvriers, malgré les règlements et les modifications dans l'organisation interne des usines. Le travail de la mine, avec ses équipes formées d'ouvriers chargés d'une tâche précise sous l'autorité du porion, illustre assez cette démarche, tout comme le travail au jour, lui aussi découpé en fractions, sous la surveillance du contre-maître. Bien sûr, il y avait, pour la plupart, un travail d'exécution, mais celui-ci supposait presque toujours un savoir-faire.

Le textile, et en particulier la filature, illustre peut-être mieux que toute autre production ce qu'a signifié le passage du travail à domicile et de la manufacture à l'usine.

Le perfectionnement du métier à tisser horizontal dès le Moyen-Age avait provoqué avec le temps une demande accrue de filés, et une pression corrélative sur les campagnes qui le produisaient. Aussi assiste-t-on en particulier au XVIIle siècle à une suite de perfectionnements puis à la mécanisation de la filature. C'est en Angleterre que se produisent les inventions décisives, avec la spinning jenny qui réalise mécaniquement le travail de plusieurs fileuses, celle de la mule?jenny puis de la self?acting qui seront bientôt associées au moteur hydraulique. La filature industrielle était née. La quantité produite de cette façon était sans commune mesure avec la production familiale antérieure. Aussi les avancées techniques de la filature ont-elles rapidement posé le problème de la mécanisation du tissage, et celui de la transformation même de l'espace usinier. Les petites filatures mues à l'hydraulique allaient laisser la place à de vastes usines intégrées, où d'énormes turbines sont associées à la machine à vapeur: aujourd'hui cette évolution est particulièrement parlante quand on va de Slater Mill, le premier essai d'une filature sur le modèle anglais, à Lowell la ville des usines textiles, en Nouvelle Angleterre. Slater Mill est une petite filature à un étage, construite en bois, dont les machines, en petit nombre, sont mues grâce à une roue hydraulique. Très vite insuffisante, elle fut doublée d'une autre usine, plus grande, plus haute aussi, mais dont la taille restait modeste en comparaison des usines consacrées à la même fabrication en Angleterre: au même moment, Owen élevait des bâtiments usiniers de 5 étages, à New Lanark. A Lowell, vingt ans plus tard, le gigantisme a atteint les usines, qui se développent dans l'espace mais aussi en hauteur. C'est que l'architecture prend en compte les progrès de la technique de la filature. Le fil passe dans des machines de plus en plus complexes dont le but est de fournir un fil de plus en plus fin tout en étant résistant et de bonne qualité. A l'Ecomusée de Fourmies, la suite des machines exposées pour présenter les étapes de la filature de la laine au siècle dernier met en évidence le besoin d'espace des usines textiles. Une suite de machines qui effectuaient le même travail dans les années 1950 donne une perspective totalement différente. Au principe de décomposition des actions visibles par l'opérateur, qui fabrique par étapes du fil de plus en plus fin à l'aide d'une suite de machines encombrantes fortement spécialisées, s'oppose celui des actions intégrées dans un moins grand nombre de machines sous des enveloppes qui rendent les fonctionnements invisibles. L'ouvrier ou l'ouvrière n'a d'autres formes d'intervention que d'appuyer sur un bouton. La machine est définitivement maîtresse du processus.

On ira cependant plus loin dans la voie de la rationalisation. A la fin du XIXe siècle, l'ingénieur Taylor développe une réflexion scientifique, positiviste, sur le travail industriel. Pour rendre ce dernier efficace, il ne suffisait pas de le découper en une suite de tâches simples. Il fallait rompre avec l'habitude de confier à un contremaître ou un chef d'équipe une part globale du travail, en toute responsabilité. L'idée centrale était de séparer les fonctions de conception et de décision de celles de l'exécution et de n'attribuer aux ouvriers que des tâches, qui pour être bien définies et répétitives n'en seraient que plus efficacement et rapidement réalisées. Ford perfectionne le système en envisageant son application aux productions de voitures en grandes séries: chaque poste de travail se charge d'une opération élémentaire dans le cadre d'une chaîne de montage. Il suffira plus tard de remplacer le poste de travail par une machine automatisée et programmée pour aboutir aux usines sans ouvriers dans lesquelles on circule aujourd'hui avec autant d'inquiétude que d'admiration. Libérée de la servitude énergétique, puisque désormais l'énergie se transmet facilement partout, l'usine se développe selon un plan logique et progressif par rapport à la fabrication à effectuer. C'est Cléon, l'usine de la firme Renault, près d'Elbeuf, dont l'emprise spatiale énorme a pu concentrer jusqu'à 7000 ouvriers. Entièrement sur un seul niveau, l'intérieur de l'immense quadrilatère est découpé en un vaste labyrinthe dans lequel voyagent des carcasses métalliques, qui se complètent au fur et à mesure. Là le travail est divisé jusqu'à son extrême en opérations élémentaires. Une partie de l'usine est robotisée, l'autre fonctionne à partir d'ordinateurs: les rares ouvriers sont là pour surveiller des tableaux de bord lumineux. Peut-on imaginer aller plus loin dans l'évolution des processus de production?

 

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DES LOGIQUES SOCIALES

S'il est un patrimoine irrémédiablement perdu, c'est bien celui des paysages aménagés par l'homme quand l'industrie n'avait pas transformé nos manières de vivre et notre environnement. Deux maquettes du Musée des Sciences de Londres tentent de les suggérer d'une façon captivante, en opposant un paysage de la proto-industrialisation et un autre des temps de l'industrie. Mais ce sont des fictions. Les tableaux des peintres ou encore ce vivant reportage que constituent les albums que le marquis de Croy fit réaliser, au XVIIe siècle, à la fois cadastre et inventaire de ses possessions dans le nord du royaume de France, nous permettent seuls une sorte d'archéologie du paysage, laquelle a, du reste, jusqu'à présent tenté peu de chercheurs.

Quel était l'espace aménagé des communautés rurales sous l'Ancien Régime? Largement tributaire des aptitudes et des ressources locales, l'imbrication entre l'activité agricole et l'activité artisanale ou industrielle y était étroite et visible. A côté des indispensables terres de cultures, on exploitait la forêt, les marais, les carrières de pierre ou d'ardoise et toute sorte de gisements minéraux. On pratiquait une industrie même modeste, de petite métallurgie ou de sciage du bois. Si le sol et le climat le permettaient, la culture de chanvre et de lin occupait, Didier Terrier l'a bien montré pour le Cambrésis, une part non négligeable des terres. Rares étaient les villages où les femmes, surtout celles de condition modeste, n'avaient pas en permanence sur elles la quenouille qui leur permettait de filer, où qu'elles soient, à moments perdus. Dans les régions où la demande était plus importante, les enfants et les vieillards contribuaient eux aussi à la production de filés. Même lorsque l'activité industrielle constituait une part essentielle, métallurgie de Thiérache et des marches bretonnes, verreries et industrie de la soie cévenoles, «fabriques» rémoise et rouennaise, etc ...la campagne vivait une industrie diluée, menée en simultanéité ou en alternance avec le travail des champs. Cette association était d'autant plus aisée que le travail dépendait d'un processus manuel et d'une énergie humaine, rarement, hormis le travail des champs, d'un mécanisme compliqué ou d'une énergie animale. Quand c'était le cas, lorsque les conditions d'extraction ou de production requéaient des structures plus élaborées telles que les installations hydrauliques pour les hauts-fourneaux de la région de Châteaubriant, ou des hauts plateaux bourguignons, le pompage de l'eau salée de Franche-Comté, le foulonnage ou la teinture des tissus du Langue-d'oc, des groupes de travailleurs spécialisés apparaissaient, mais ils n'étaient pas étrangers, pour autant, dans leur mentalité et leur mode de vie, à la société rurale dans laquelle ils se mouvaient. Y a-t-il alors, dès cette époque, des lieux de travail industriel qui se distinguent nettement du reste du village? Mises à part les implantations liées aux zones d'extraction et à la présence d'une source d'énergie, on a dû se contenter de hangars quand on n'a pas simplement installé son établi devant la porte ou dans la cour ...Quelques peintures hollandaises du XVIIe siècle, ou, plus récentes, les gravures si spontanées d'un Lhermitte, le peintre de Mont-Saint-Père, dans l'Aisne, nous disent la confusion qui a été la règle dans le travail rural, mêlant sans aucune rationalisation des activités agricoles, artisanales ou industrielles. C'est pourquoi, si nous avions la possibilité de survoler un paysage du XVIIIe siècle, nous y verrions une campagne très entretenue, mais où les hommes ne séparaient jamais vraiment leurs différentes activités. En ville, avant l'apparition des grands ateliers et des «proto-fabriques», l'imbrication devait être de règle, également. Était-il nécessaire qu'il en soit autrement, quand le travail était fonction de la commande? Avant l'industrialisation, il n'existe que deux types de marchés, tous deux fort peu élastiques: celui des objets de luxe et celui de la consommation courante, populaire. Il est vrai qu'à partir du XIVe siècle, les souverains et chefs d'État entament une politique d'exploitation de leurs ressources minières ou d'accroissement de la production de leurs haut-fourneaux. Il est vrai aussi que la bourgeoisie naissante manifeste d'autres besoins. Leur incidence économique sera plus tardive.

A partir du XVIe siècle cependant, des structures d'un type nouveau apparaissent à proximité ou à l'intérieur des villes, non sans générer des situations de conflit. Ce sont des unités d'une taille bien supérieure à ce qui était jusqu' alors connu, consacrées en principe à une production d'un intérêt vital pour l'État: il n'est pas indifférent de savoir que les premières du genre ont été des manufactures d'armes, localisées près de la frontière nord du royaume, où sévissaient les Espagnols. C'est, par exemple la fonderie de canons de Saint-Michel en Thiérache, fondée en 1543, dont le site, très modifié depuis, est évocateur: il reste de l'ancien établissement, qui, la paix signée et la frontière déplacée, avait perdu son sens, l'ancien étang de la retenue d'eau, la couronne de forêts, et sur son emplacement, l'usine de Saint-Michel-Sous-gland, aujourd'hui fonderie d'appareils de chauffage domestique.

La création des manufactures bouleverse le panorama habituel de la production et en modifie totalement les composantes sociales et spatiales. En ville l'allure extérieure des manufactures hésite entre la physionomie des grands édifices conventuels auxquels on les a quelquefois comparés, c'est le cas des Gobelins ou de la manufacture de tapis de Beauvais, ou le «palais» du Dijonval, à Sedan: ce sont de grands édifices clos, que le XVIIIe siècle a ornés, et dont la distribution interne, tout en respectant une certaine logique, restait assez peu significative au regard des successeurs de Taylor que nous sommes.

Des villages ouvriers : Saint-Gobain et Villeneuvette

La modification la plus sensible est à la campagne. Pour la première fois, en effet, apparaissent des villages créés de toutes pièces consacrés à une monoactivité qui n'est pas agricole. Comme celle-ci a été décidée en fonction de contraintes techniques: présence de la source d'énergie, eau, bois, présence de la matière première, il est rare que l'on dispose sur place de la main d’œuvre qualifiée; celle-ci est recrutée en fonction des besoins, attirée sur les lieux par la promesse de gages élevés et logée sur place, dans les murs de la nouvelle entreprise. C'est le cas de la manufacture des glaces de Saint-Gobain, par exemple.

L'enjeu économique que représente la fabrication des grandes glaces à la façon de Venise est bien connu; des expériences avaient déjà été menées en Normandie à Tourlaville quand la compagnie d'exploitation qui avait un atelier important au faubourg Saint?Antoine à Paris décide de se «délocaliser» à Saint-Gobain, en pleine forêt du même nom, non loin de la vallée de l'Oise. A première ne, ce choix se justifiait par l'abondance du bois et du sable nécessaires à la fabrication du verre; plus tard, cette localisation s' avéra désastreuse: à cause du versant abrupt qui séparait la manufacture de son port d'expédition, la moitié de la production était sacrifiée avant d'atteindre le fleuve. Quoi qu'il en soit, l'usine et ses tours furent élevés; on y adjoignit rapidement les logements pour les verriers et leurs familles, la maison du directeur, la chapelle, et le tout fut clos de murs, du moins dans les parties accessibles; celles naturellement délimitées par le relief ne le furent pas. Une partie de l'enclos était constitué par les maisons ouvrières. Ces premières constructions étaient d'allure modeste. Elles ont abrité des vénérations d'ouvriers. Il n'en reste malheureusement pas trace puisqu'elles furent démolies à la fin des années 1970, mais l'entrée de la manufacture conserve son arc et sa chapelle attenante, qui seraient l’œuvre d'un élève de Soufflot.

L'existence, en limite même de la communauté villageoise de Saint-Gobain, d'une entité nantie de privilèges spécifiques et concurrente quant à l'exploitation des bois, ne tarda pas à susciter de multiples conflits qui marquèrent de façon ininterrompue les années de l'Ancien Régime. La nuit du 4 août 1789, l'abolition des privilèges de la manufacture aussi bien que ceux du village eut pour conséquence inattendue de laisser libre jeu au seul marché du travail et de mettre ainsi, la loi Le Chapelier aidant, les habitants de la communauté villageoise entre les mains du directeur de la Glacerie. Pendant tout le XIXe siècle la manufacture fonctionna en perfectionnant le procédé technique de la coulée sur table mis au point à la Glacerie même, et en adaptant l'espace aux nécessités d'une entreprise moderne. Le XXe siècle tout aussi inventif, avec le four à fusion continue, la diversification des produits à partir du verre, la formation d'une multinationale dynamique, ne pouvait que se sentir à l'étroit dans les murs de la vieille manufacture colbertienne, abandonnée depuis peu. Est-il vain de rêver, sur cet entassement de vestiges prestigieux (n'oublions pas qu'il reste de spectaculaires souterrains de l'ancien château-fort), à un musée qui ferait revivre les étapes successives de la vie de ce promontoire et rappellerait ce que fut la trajectoire de la Manufacture des Glaces de Saint-Gobain?

Un autre exemple contemporain a évolué de façon différente: il s'agit de Villeneuvette, près de Clermont-l'Hérault. Là une conjonction d'initiatives locales et d'intérêts publics aboutit à la création d'une manufacture de draps pour l'armée, qui très rapidement se mit à commercialiser ses produits vers le Levant. La manufacture bénéficiait d'un contexte économique favorable: depuis le Moyen-Age la partie du Haut Languedoc comprise entre Montpellier et Lodève se consacrait à la filature et au tissage de la laine, essentiellement importée d'Espagne, non seulement pour l'usage domestique mais aussi pour la vente. Des activités annexes s'étaient développées comme la teinture et le foulonnage, qui impliquaient une abondante utilisation de l'eau, soit pour actionner les moulins soit pour effectuer les lavages nécessaires. Les eaux de la Dourbie étaient réputées pour leur qualité, puisque de longue date un moulin foulon y avait été édifié. C'est là que Pierre Bayle, un manufacturier de Clermont, se décida en 1673 à installer plusieurs ateliers, qui deviendront manufacture quelques années plus tard.

Malgré les ajouts et les modifications dont elle fut l'objet par la suite, Villeneuvette est sans doute le lieu de France qui évoque le mieux ce que devait être une manufacture d'Ancien Régime hors la ville. Le plan, un rectangle régulier, a su absorber les aménagements ultérieurs. Comme à Saint-Gobain, les parties les plus anciennes datent du XVIIle siècle, époque de la plus grande activité et du plus grand éclat.

Comment passe-t-on à Villeneuvette d'une industrie diffuse à une industrie concentrée? L idée du fondateur, qui ne pouvait que plaire à Colbert, était de rassembler dans le même lieu l'ensemble des procédés de fabrication, sans pour autant influer sur leur logique: en particulier, le tissage se faisait dans les maisons des tisserands à l'intérieur de la manufacture, alors que par le passé il se faisait dans les maisons des villageois des alentours. Villeneuvette, par ailleurs, se comporta longtemps comme un donneur d'ouvrage, au point qu'un édit royal entérina le fait qu'un vingtaine de villages à la ronde filaient et cardaient pour elle.

L'entrée de Villeneuvette est signalée par un arc classique qui ouvre sur la place. Là se trouvent l'église, l'auberge, les boutiques et la maison du directeur, qui de son balcon avait à sa vue tout le village. Un peu plus loin se trouve l'entrée des étendoirs, les bâtiments les plus anciens. Plus loin, disposés en rangées parallèles, les logements des ouvriers. Le tout est d'une architecture sobre, tant par les matériaux de construction que par les formes et les agencements adoptés. Villeneuvette évoque davantage l'espace clos que Saint-Gobain, sans doute parce que dans ce dernier lieu on a avant tout tiré parti du relief et des vestiges de l'ancien château, alors que dans le cas de Villeneuvette, on a crée la totalité du village ex nihilo, en mettant à profit une esplanade naturelle près de la rivière. Ceci dit, la délimitation par une clôture accentuait la distinction entre cette nouvelle unité morphologique et les milieux de vie préexistants. Très vite, la dissension fut telle entre Villeneuvette et sa paroisse de rattachement, Clermont, que l'on dut en séparer la manufacture et en faire une paroisse autonome.

Les utopies

La manufacture concentrée provoquait-elle toujours le rejet? Elle n'a pas découragé pour autant les architectes et les hommes des Lumières de la fin du XVIIIe siècle qui ont vu dans l'architecture industrielle la possibilité d'influer sur la société en offrant à celle-ci un cadre de vie totalement nouveau, tout en assurant une activité rémunératrice aux habitants. Les exemples les plus célèbres sont les Salines de Chaux et peut-être plus encore la colonie de San Leucio, fondée près de Caserta par Ferdinand IV, roi des Deux Siciles. L'un et l'autre sont inachevés; l'un et l'autre ont eu une ambition utopique clairement affichée.

A Chaux, l'architecte Ledoux avait voulu, en adoptant la forme du cercle, une architecture idéale qui rassemblerait tous les acteurs de la fabrication dans un ordre spatial significatif. Ainsi, la maison du directeur se trouve au centre, dans l'axe des bâtiments de production, et à égale distance des hangars au-dessus desquels sont situés les logements ouvriers. A San Leucio, on a pris un parti différent: celui d'adapter un ancien relais de chasse royal aux besoins d'une filature de soie. Aussi, les bâtiments industriels sont-ils d'un luxe architectural inhabituel, et dominent-ils majestueusement les maisons ouvrières sises en contrebas. Celles-ci devaient se répartir selon un plan circulaire, et la ville terminée, mais tout comme Chaux elle resta inachevée, se serait appelée Ferdinandopoli.

L'idée d'une manufacture n'avait germé que progressivement dans l'esprit du roi: dans le préambule au règlement qu'il conçut pour la bonne marche de sa colonie, on trouve pêle-mêle des points de vue hygiénistes et pédagogiques très proches de Rousseau, comme des affirmations qui feront long feu, celle de la régénération par le travail ou de la distinction par le mérite. Plus d'un demi-siècle plus tard, un Godin ne s'exprimera pas autrement en justifiant la création de son Familistère. Et c'est bien l’œuvre sociale qui est ici révolutionnaire, car du point de vue technique, on ne rencontre rien de nouveau: la filature est localisée au Belvédère, un dévidoir mécanique a été importé de Lyon; mais comme à Villeneuvette, le tissage se fait à domicile, chez les habitants de la colonie. Par contre, le règlement édicté par le roi lui-même est totalement novateur: la vie à San Leucio se justifie par le travail: nul oisif n'y a sa place; de même, on ne peut se marier et fonder une famille que si l'on est apte à exercer un métier dans le cadre de la manufacture. Si le travail est la raison d'être, l'enseignement en est la préparation. Il existe donc des écoles «normales» pour les deux sexes, car, autre nouveauté, hommes et femmes, filles et garçons, travaillent à la manufacture sans que la tâche ou la rétribution ne les distinguent. Seule l'ancienneté jointe au mérite justifie les augmentations de salaires, et en fin de course, les plus méritants sont récompensés par l'attribution de médailles.

Dans les premières années du XIXe siècle, malgré l'adoption de nouvelles techniques et l'organisation de plus en plus rationnelle du travail et de la production, une donnée spatiale à laquelle le XVIIIe siècle nous avait habitués subsiste, du fait de l'usage, certes de plus en plus perfectionné, de l'hydraulique: la prééminence de la vallée.

New Lanark offre la silhouette-type de l'usine hydraulique du XIXe siècle: dépendante de sa source d'énergie, mais souvent limitée par l'étroitesse de la berge, elle étire le long de la rivière sa longue façade de cinq étages. Loin d'avoir attiré immédiatement la population rurale plus ou moins désœuvrée et nécessiteuse, David Dale, le fondateur, avait dû se contenter d'orphelins et de miséreux de la ville voisine de Glasgow. L'indiscipline et l'alcoolisme faisaient leurs habituels ravages quand Robert Owen prit la direction de l'usine et y mit en pratique ses principes, un peu vite affublés de l'épithète de paternaliste. L'ouverture d'un centre de la < formation du caractère», un encadrement de plus en plus rigoureux d'ouvriers dont l'origine avait dû évoluer avec le temps, la mise en place de services qui assuraient autant les besoins des ouvriers qu'ils participaient à leur confort moral, tout cela fit en peu de temps de New Lanark un modèle enviable et envié ...bien que peu suivi. Entre temps, quatre usines avaient vu le jour, et New Lanark était devenu un véritable village industriel qui avait acquis sa physionomie définitive, en trois rangées d'immeubles d'inégales proportions. D'abord, le long de la Clyde, les bâtiments industriels alimentés par l'énergie hydraulique; puis les sièges de l'autorité et de la reproduction du système avec le «Centre de la formation du caractère», l'école, la maison d'Owen et celle de Dale; enfin la rangée double des maisons ouvrières.

Usines, logements ouvriers et école sont bâtis un peu sur le même modèle: de hauts édifices austères, sans aucune décoration. Le « centre de formation» quia été à la fois école, centre culturel et centre de réunion présente seul une certaine recherche architecturale, avec un porche classique. Les maisons de maître sont d'allure modeste. Pas d'église avant la fin du XIXe siècle: la religion n'était pas la préoccupation première des patrons de New Lanark, au début.

Bien que New Lanark ait été le point de départ et le lieu d'exercice de tout un aspect du socialisme utopique, on ne peut s'empêcher de penser que tout était mis en oeuvre pour rendre la production effective, que ce soit la technique de l'auto-émulation ouvrière procurée par le «Silent Monitor», la politique du logement ou le soin particulier apporté au système hydraulique.

Dans le même temps, quelque chose de semblable se produisait, outre-atlantique, à une échelle «américaine».

Une industrie textile autonome s'était très tôt implantée en Nouvelle Angleterre avec l'indépendance, mais elle souffrait de son faible niveau technique. Un technicien transfuge anglais rencontra les ambitions d'un groupe de financiers de Boston: ainsi naquit Slater Mill, et très vite après lui les nombreux moulins qui s'installèrent le long des berges des rivières comme la Blackstone, la Pawtucket ou la Merrimack, associés en guirlande à leur village ouvrier. C'est ainsi que naquit Lowell, profitant d'un site particulièrement favorable et d'ouvrages d'art impressionnants (digue gigantesque, canaux entrecroisés) qui permirent l'installation d'un grand nombre d'usines vouées elles aussi au coton. Dès le début, les entrepreneurs avaient attiré les jeunes filles de la campagne environnante et les accueillaient dans des pensionnats, les boarding houses où elles étaient soumises à un régime sévère mais efficace, partageant leur temps entre le travail à l'usine, les cours du soir et les conférences édifiantes. Charles Dickens, dans son Voyage en Amérique relève, en passant par Lowell en 1842, «les édifices de briques rouge vif et de bois peint semblant donner un regain de jouvence à la rivière qui coule au milieu d'eux et actionne les machines des fabriques toutes mues par la force hydraulique». Impressionné par l'allure agréable des mill girls, nettes, élégantes et instruites, il note cependant qu'il «n'y pas à proprement parler de population ouvrière à Lowell: ces demoiselles, souvent filles de petits fermiers, nées dans un autre Etat, après avoir travaillé quelques années dans les fabriques, s'en retournent définitivement chez elles.» Usines, pensionnats et habitat ouvriers déterminèrent rapidement une physionomie urbaine particulière: le long des canaux, les grandes usines s'alignaient en vis-à-vis avec leurs pensionnats; les autres immeubles d'habitation ou à usage industriel se disposaient régulièrement, soit en équerre, soit en parallèle, par rapport à eux. Ainsi reconnait-on aisément l'habitat du textile dans les villes de la Nouvelle Angleterre ou du Massachusetts comme Lawrence ou Amoskeag.

Les quartiers ouvriers constituent une entité reconnaissable dans la ville. Ils sont parfois étroitement liés à une entreprise, parfois ils sont le résultat d'une prolifération d'usines auprès desquelles ils ont trouvé une place. C'est le cas de Roubaix qui en un siècle a grignoté l'espace laissé libre voué aux jardins et aux bois. Le bourg des débuts du XIXe siècle, que des hameaux environnaient à faible distance, où le travail à domicile était la règle, voit d'abord la construction de «forts», vastes ensembles de maisons ouvrières accolées formant des ensembles compacts de forme géométrique, d'où leur nom. Ces forts résultaient de la spéculation de Roubaisiens aisés, fabricants, négociants, agriculteurs, etc ...Cependant la ville connaissait un fort accroissement démographique et une demande en logements accélérée. Le système des courées fut alors adopté. Il s'agissait de lotir les cours et les jardins derrière les maisons, en les transformant en petites cités de logements sommaires, mitoyens et tous semblables. Les courées étaient entreprises par de petits propriétaires qui voyaient là le moyen commode de gagner rapidement de l'argent. Ce type de construction n'est pas propre à Roubaix. Au début du XIXe siècle, les closes de Glasgow constituent un mitage équivalent des espaces libres du centre-ville. A la fin de ce même XIXe siècle, les petits propriétaires de Porto imaginèrent une solution semblable. Dans tous les cas, la physionomie de la ville reste apparemment neutre, puisque la courée ne se voit pas de la rue: il faut traverser un porche ou le plus souvent une boutique ou un café pour y accéder.

A Barcelone, le grand quartier industriel des constructions métalliques s'appelait «la Nouvelle Icarie,» en souvenir probable du passage de Cabet dans la capitale catalane, où il avait cherché des émules et un soutien financier pour ses projets d'établissements américains. Mais ce nom poétique dissimulait mal la précarité des conditions d'existence, dans des lieux où la pensée de Cerdà, l'auteur de la célèbre extension, l'Eixample, de Barcelone, n'avait pas pénétré. Par contre d'autres quartiers ouvriers sont reconnaissables aux aménagements dont ils ont fait l'objet, quand ils ne sont pas le résultat de créations patronales retentissantes. Leur grande homogénéité fait qu'on leur attribue spontanément le statut de «cité»: c'est le cas par exemple, de la cité Dollfus à Mulhouse, avec ses maisons mitoyennes par groupes de quatre, dont le succès sera grand et les imitations nombreuses. C'est le cas des constructions Thiriez, à Loos-lès-Lille, qui définissent un tel modèle urbain que la ville même adoptera pour gérer sa croissance. C'est le cas du Familistère de Guise, qui s'élève aux portes de la petite ville dans une telle originalité qu'elle suscite un rejet viscéral de la part des nonfamilistériens. Aussi faut-il renoncer à imaginer une ville industrielle se définissant par ses seuls rythmes de croissance. Si la morphologie urbaine présente des caractères communs, la physionomie de chaque ville est particulière: ville du textile ou ville de la métallurgie, ville des grandes usines ou des ateliers, villes monoactives ou des activités variées, elle a accueilli la main d’œuvre dans des situations très différentes, et parfois contradictoires.

L'usine en pleine ville, en position de monopole n'est pas le cas le plus fréquent. L'activité industrielle diffuse du XVIIIe siècle va progressivement se cristalliser sur des zones urbaines ou rurales déterminées, mais le paysage social va adopter des formes variées. Des villes moyennes comme Troyes ou Saint-Quentin, toutes deux textiles, restent pendant longtemps les donneuses d'ouvrage de la campagne environnante profondément marquée par les habitudes de la proto-industrialisation. Dans une zone comprise entre Saint Quentin, Cambrai et Valenciennes, l'industrie dispersée perdure pendant tout le XIXe siècle. Plus même, l'imbrication étroite entre la culture de certaines fibres comme le lin, associée à leur traitement et à leur transformation, maintiennent sur place une population rurale qui n'émigrera que lentement à partir des années 1880. Dans les villages de "mulquiniers», les tisserands du lin, la présence des grandes fenêtres trahit seule l'activité industrielle des habitants.

L'édification des grandes usines de la fin du XIXe siècle accélère cependant l'exode rural vers Saint-Quentin. C'est d'ailleurs à partir de ce moment là que la nécessité se fait sentir d'un habitat ouvrier qui résolve l'entassement insalubre auquel se résignaient les nouveaux venus. Mais on craint cette population mal intégrée, qui dans sa grande majorité échappe à l'encadrement patronal. Les industriels mettront à profit la reconstruction de Saint-Quentin, après la Première Guerre mondiale, pour repousser à la périphérie de la ville l'essentiel des cités ouvrières dont il leur était désormais bien difficile de différer la construction. 11s y appliqueront les règles toujours visibles de l'habitat bon marché, répétitif, construit avec le matériau local le moins cher, la brique, mais avec une qualité d'exécution et un effet de nouveauté qui en font des logements estimés encore aujourd'hui. Quant à Troyes, la prolifération des petits façonniers sur lesquels repose en partie la production des grandes usines va contribuer à créer un paysage urbain totalement différent, marqué par, la présence d'une classe moyenne ouvrière. A Troyes il n'existe pas de quartier ouvrier, en tant que tel, bien que les plus démunis aient contribué sans doute à paupériser le «bouchon», ou centre historique; par contre la ceinture d'usines qui festonne le vieux Troyes est accompagnée d'un tissu dense de petites maisonnettes où seul le regard exercé reconnaît la fonction industrielle.

Les grandes villes comme Lyon ou Paris connaissent des situations plus variées, depuis les quartiers d'artisans aux longues traditions, comme la célèbre Croix-Rousse, jusqu'aux quartiers plus populaires, reconnaissables aux nombreux meublés, que le cinéma d'avant-guerre a popularisés et qui jusque dans les années 50 accueillaient les nouveaux venus et les ouvriers sans famille.

Cette variété et ces contradictions apparaissent encore plus évidentes, s'agissant d'une des créations les plus originales du monde industriel: le village ouvrier.

Sans doute la manufacture rurale et les traditions de la grande ferme isolée habituée à loger un personnel nombreux ont-elles pu inspirer les premiers constructeurs de villages industriels; il n'en reste pas moins vrai que leur développement est dû, avant tout, aux nécessités de l'industrie à laquelle ils sont liés, aux conditions d' accueil de la main d’œuvre, à sa mobilité, au besoin de la stabiliser, de la domestiquer, de s'en assurer le concours docile. Aussi tous les cas de figure existent-ils, depuis le village rudimentaire qui accueille les célibataires hommes ou les pensionnats de jeunes filles, jusqu'aux maisons en rang, aux corons et à la cité-jardin. Chaque village, par sa physionomie montre son degré d'élaboration, sa capacité de se comporter en véritable communauté, avec des services parfois raffinés, et sa culture propre. Cependant, les logiques techniques nous l'ont montré, le village ouvrier a beaucoup évolué dans le temps. Il y a loin de la «cité Déchelette», dans le Roannais, simple rue bordée de maisons modestes, mais comprenant toutefois son école, l'économat et une petite église, à la cité des Menier, à Noisiel, véritable village équipé de tous les services et doté d'une école d'avant-garde. Des premières maisons de la Compagnie d'Anzin, à la fin du XVIIIe siècle, aux cités-jardins qui prolifèrent pendant la première moitié du XXe siècle, le chemin avait été long et discontinu, parsemé d'initiatives patronales et relayé au début de ce siècle par les HBM devenues HLM. Aussi la variété des villages et des cités de l'industrie est-elle grande, et largement tributaire de l'activité à laquelle ils sont liés. On a vu le village textile catalan immédiatement associé à l'usine près de la chute d'eau qui lui fournit l'énergie. II comprend, outre les bâtiments industriels tels que la filature, tissage, blanchiment, séchoirs, les logements ouvriers, la maison du maître et l'église, répartis autour d'une place ou le long d'une avenue bordée de platanes. On y distingue aussi les écoles, l'auberge, l'économat et la maison des religieuses chargées du soin des tout petits, des jeunes filles célibataires et des malades. Ces ingrédients se retrouvent plus ou moins dans tous les villages industriels, mais la particularité des colonies catalanes, outre leur impressionnante densité, est d'avoir attiré l'intérêt des grands architectes contemporains. C'est le cas de la Colonia Güell où Gaudi et ses élèves ont travaillé dans les premières décennies du XXe siècle. A ces colonies pourraient être comparés les villaggi operai italiens, beaucoup moins nombreux, certes, que les colonies industrielles catalanes, mais à la conception identique, tant du point de vue de la morphologie que de l'image que les pouvoirs économique et religieux entendent donner d'eux-mêmes. La France des mines et des usines sidérurgiques a développé quant à elle le système

des corons, ensembles uniformes de maisons mitoyennes à étage. ; Celles-ci voisinent éventuellement avec les maisons des contremaîtres, voire des directeurs, qui pour des raisons fonctionnelles logent près des installations industrielles. Les maisons patronales sont, elles, le plus souvent à l'écart, dans un environnement plus agréable. Aussi, la typologie serait étendue qui regrouperait les villages selon leur complexité, leur taille, leurs qualités architecturales et leur niveau de confort d'une part, et d'autre part selon les types d'industries auxquels ils se rattachent. La palme reviendrait sans doute à Pullman City, dans l'Illinois, non plus village industriel mais véritable ville créée en 1885 qui rassemblait les milliers d'ouvriers de la célèbre entreprise de wagons-lits, et leurs familles. Conçue selon un plan en damier, à proximité du lac Calumet, Pullman City se voulait l’œuvre d'un philanthrope éclairé avant de devenir le champ clos d'un « féodalisme d'entreprise» que la dépendance par rapport à un employeur unique rendait aisé, sinon inévitable.