Témoignage de Monsieur Jean VINCENOT

J’ai fait toute ma carrière chez Gilardoni. Je n’ai pas trop travaillé sur les tuiles, mais plutôt sur les accessoires de couverture. J’ai commencé en 1953.

Une très grosse révolution a été faite par rapport à mes débuts. Lorsque j’ai commencé, tout était fait pratiquement à la main. Les moules étaient en plâtre. On mettait de la terre très, très molle dans ces moules et on la pressait avec le poing. J’ai travaillé sur les accessoires, par exemple : les ventilations, les lanternes… Nous fabriquions des produits assez diversifiés. La première production de l’usine était les produits qui allaient sur les plafonds. On faisait des hourdis, des entrevous, des bardeaux.
A un certain moment, l’usine a arrêté toute cette fabrication pour ne se consacrer qu’aux accessoires de faîtage : toutes sortes de faîtières et des arêtiers.

Lorsque j’ai commencé à travailler, on enfournait tous ces produits-là. C’était un four qui tournait. Les personnes qui mettaient les produits à cuire s’appelaient les enfourneurs et ceux qui sortaient les produits cuits étaient lesdéfourneurs. Ce four a fonctionné jusqu’en 1958 environ.

Vue aérienne de la tuilerie Gilardoni

En 1961, lorsque je suis revenu du service militaire, on appelait ces personnes les empileurs parce que l’usine s’était modernisée et on empilait les produits sur des wagons. A partir de ce moment-là, l’usine s’est consacrée plus spécialement aux accessoires parce qu’il y avait une très grosse demande. Souvent, les gens allaient chercher les produits de couverture chez Huguenot, mais prenaient les accessoires de faîtage chez Gilardoni.

(Article du journal « L’union » du jeudi 24 juillet 1986)

Il y a eu un très grand engouement et l’usine où je travaillais faisait de gros bénéfices. C’était une usine qui était très rentable. Cette unité s’est arrêtée en 1986 parce que la société a eu quelques difficultés financières et qu’elle a été rachetée par Huguenot-Fénal.A partir de ce moment-là, le personnel qui y travaillait a été licencié. Les hommes ont été reclassés au sein de la société Huguenot- Fénal. Personnellement, j’ai continué à travailler sur le site Gilardoni jusqu’en 1993 et j’ai été licencié pour raisons économiques. J’ai bénéficié de la retraite en 1998.

Ancienne presse

A l’époque de mes débuts, tout était manuel, sauf les presses. Il y avait trois presses de chaque côté d’un tapis roulant.6000 galettes par jour étaient plaquées sur chaque presse. Quand c’étaient des presses pour petites tuiles, on en plaquait 6500. Les recueilleuses les prenaient et les posaient sur des châssis. Les personnes qui les réceptionnaient piquaient les tuiles pour pouvoir les clouer sur les toits.Les tuiles étaient transportées par camions ou par wagons. La SNCF mettait des wagons à la disposition de l’usine. On mettait de dix à quinze mille tuiles par wagon. Deux voies ferrées passaient par la Champagne et trois voies passaient par la nouvelle usine et l’annexe. Il y avait également des wagons de charbon.

J’ai travaillé 42 ans, de 1953 à 1995. On avait trois semaines de vacances au début. Par la suite, on a eu quatre semaines en 1968, puis cinq. Il y avait tellement de travail que je n’ai jamais pris de congés jusqu’à une certaine époque. Je travaillais tout le temps.

Quand la direction avait jugé qu’il y avait suffisamment de produits dans la cour pour faire face aux demandes, elle arrêtait la production d’une usine. On était obligé d’arrêter un four. On commandait deux ou trois stères de bois pour le rallumer. Tout était cuit au charbon. On faisait brûler tout doucement le charbon qui s’enflammait et progressivement, il y avait un appel d’air qui se faisait par le devant et le feu se propageait vers l’avant pour cuire les produits. On allait chercher la terre dans les terriers au chemin Cordier. La demande journalière était moins importante que maintenant. Les trois usines allaient au même endroit. Quand mon beau-père travaillait, les ouvriers du terrier faisaient des trous, mettaient de la dynamite, faisaient sauter la terre et la draguaient. La terre tombée était chargée à la pelle dans des wagons tirés par de petits trolleys et emmenée jusqu’aux fosses de stockage. Il y avait sept à huit wagons à chaque voyage. Le personnel, à l’époque, était énorme par rapport à maintenant.

Les wagonnets arrivent du terrier

La terre est vidée dans les fosses

 

Est-ce que beaucoup de monde travaillait chez Gilardoni  ?

Sur l’ensemble, au maximum, il a été dit qu’il y avait 550 personnes parce qu’à l’époque, il y avait donc La Champagne, la nouvelle usine qui ne faisait que des tuiles et l’U31 qui faisait les accessoires. Il y avait leprécontraint qui faisait les entrevous et les plafonds.

L’usine U62 a été la première tuilerie modernisée et automatisée. Ensuite, l’U69 a été créée, comme son nom l’indique, en 1969, puis ce fut le tour de l’U78.

Le premier four tunnel a dû être construit en 1953. On l’appelait « Le four crématoire » car il y avait un gaz terrible. Quand on entrait dans cette usine-là, c’était tout bleu. Mon épouse y a travaillé.

Quelle était la réglementation de l’usine  ?

C’était la ponctualité. On parlait beaucoup moins de réglementation que maintenant. Ce n’était pas du tout comparable. Le pointage a commencé très tard et a duré dix ans, jusqu’environ 1980.

Est-ce que vous fabriquiez des tuiles en verre  ?

Non, elles étaient fournies par une usine de La Rochère, dans le Rhône. Il y avait différents modèles. Nous ne fabriquions que des tuiles BB, 4 TER et des tuiles pannes. Toutes ces tuiles existaient également en verre.

Tuiles BB
Tuiles 4 TER
Tuiles panne

Est-ce que les chefs étaient sévères  ?

Les chefs étaient sévères car ils aimaient que le travail soit bien fait. Ils voulaient de la rigueur dans la ponctualité. Il faut être sévère, mais avec un juste milieu. Il faut respecter les gens avec lesquels on travaille. Je suis passé agent de maîtrise en 1977, puis responsable des expéditions. Ce n’est pas toujours facile de diriger des camarades avec lesquels on a travaillé précédemment. C’est ce qui m’est arrivé et je n’ai pas toujours eu la partie facile.

Est-ce que le travail était difficile  ?

Oui, il était très difficile. A une certaine époque, dans les fours, il y avait des portes d’un mètre cinquante de haut. Il fallait tout défourner à la brouette et emmener les produits dehors, par tous les temps. On pouvait donc passer de la chaleur du four à des températures inférieures à zéro degré en hiver. A la sortie des fours, il faisait peut-être 20 degrés et dehors, il pouvait faire moins cinq comme ce matin. Le chaud et froid est très mauvais pour la santé.

Aviez-vous des pauses  ?

Il y en avait. Ça a varié aussi avec le temps. Quand j’ai commencé, je n’avais pas l’âge de travailler dans les fours. Je commençais à sept heures. On arrêtait à 8h. Le déjeuner était de 8h à 8h30 et on travaillait jusque midi. L’après-midi, on travaillait de 13h à 17h. Ça a évolué. Monsieur Husson, le boulanger, vendait des casse-croûte et des croissants dans un distributeur. On pouvait également acheter du café ou du chocolat. Les gens travaillaient en tournées. Moi, j’ai été tâcheron. Je commençais à trois heures du matin, mais si j’avais terminé mon travail à dix heures, je partais. Le critère, quand on travaille à tâche, c’est de travailler vite et bien. Il faut savoir s’organiser. On travaillait quarante-huit heures par semaine jusqu’au samedi midi. Avant de partir en retraite, je travaillais 39h. Maintenant, c’est 35 h. Le travail en trois huit était difficile car il fallait travailler la nuit. Moi, je n’ai connu que les deux huit : 4h-midi ou midi-20h. Ça allait.

Combien de sortes de tuiles fabriquiez-vous  ?

Nous fabriquions les trois sortes de tuiles énumérées précédemment en trois couleurs : noir, rouge, flammé. Pour chaque sorte de tuile, il y avait environ dix accessoires. On faisait des tuiles de rives, ce sont des tuiles qui sont fixées sur le côté du toit.

 

Tuile de rive
Pignon de toit avec fronton et tuiles de rives

Combien gagniez-vous au début  ?

Je crois que je devais gagner 53 centimes de l’heure.

Est-ce que des enfants travaillaient avec vous  ?

Non. On commençait à travailler à quatorze ans, après le Certificat d’études. Autrefois, il y avait beaucoup de travail et les familles étaient nombreuses, 9 ou 10 enfants. La direction de l’usine envoyait systématiquement une personne, Madame Gonthier, dans les maisons, quand on savait que quelqu’un allait avoir quatorze ans pour demander qu’il vienne travailler à l’usine.

Est-ce qu’il y avait un sonneur  ?

Le sonneur n’existait pas. Chaque défourneur frappait les tuiles les unes contre les autres. Celles qui n’étaient pas bonnes étaient posées sur les limons (les manches) de la brouette et déposées sur un tas réservé à ces produits-là dans la cour. Tous les chemins qui accédaient à l’usine étaient recouverts de castille (produits défectueux).

Avez-vous vu des accidents  ?

Oui, j’en ai vus. Une personne est morte. L’homme allait chercher des wagons sur un chariot automatique. Le wagon était poussé par un treuil ; Il a laissé avancer le wagon sur le chariot. Au moment où le wagon s’est trouvé en face du four pour être poussé par un vérin, la tête de l’ouvrier a été coincée. Il est décédé. Il avait déjà un certain âge. Cela s’est passé un dimanche matin. Les pompiers sont arrivés mais n’ont rien pu faire. Une autre personne avait des longs cheveux et ses cheveux ont été pris dans une courroie. Depuis, elle a une superbe tonsure. Il y en a eu des bénins aussi. Moi, par exemple, je voulais tirer un wagon vers moi, mais je ne me suis plus souvenu qu’il y avait un quai derrière. Je suis tombé et j’ai eu une luxation de l’épaule gauche.

Comment étaient les fours  ?

C’étaient des voûtes avec des briques réfractaires maçonnées de 20 cm. La construction des premiers fours remonte à 1873, date de création de l’usine. La porte était très basse. Lorsque les gens défournaient, il pouvait faire jusque 80 degrés. C’était le poste le plus difficile. Les ouvriers des fours faisaient tout avec une brouette. Quand on défournait les tuiles, on les frappait l’une contre l’autre pour voir si elles n’étaient pas fêlées. On ne gardait que le premier et le deuxième choix. Les autres étaient transformées en castille qui servait à faire les chemins. Trois personnes par équipe s’occupaient des fours. Il y avait donc neuf personnes par jour, ce qui donnait à chacune d’elle un dimanche sur trois de repos.Sur le four, il y avait une dalle avec quatre trous. On remplissait les gamelles avec du charbon. Les aspirateurs propageaient la chaleur. Dans chaque usine, il y avait un four. Sur les trois usines, il y avait trois fours. Quand les produits étaient fabriqués, ils montaient au 1 er étage. Il y avait une grande chambre avec de l’air chaud. Quand ils ressortaient de l’autre côté au bout de 3 ou 4 jours, ils étaient secs. On ne pouvait pas mettre dans un four quelque chose qui n’avait pas été séché auparavant, sinon, les produits claquaient. Tous les accessoires qui étaient faits manuellement coûtaient très cher. On ne pouvait pas se permettre de les abîmer.

Jean-Pierre Longueville fabriquant des accessoires

Est-ce qu’on changeait souvent les moules  ?

Les moules étaient en plâtre et s’usaient, si bien que les tuiles n’avaient plus la même épaisseur. Elles devenaient trop lourdes, trop épaisses. Donc, il fallait changer les moules toutes les deux heures et demie à trois heures.

Est-ce que vous aimez le travail  ?

Ah oui, il faut aimer le travail ! Quand j’étais très jeune, je commençais ma journée le matin à quatre heures. Je terminais vers 10h1/2 – 11h. J’allais me doucher. Puis je prenais mon vélo et j’allais à Dompremy. Je conduisais un tracteur jusqu’à sept heures du soir. Dompremy est à environ 11 ou 12 km d’ici. Je l’ai fait pendant 3 ans. J’aimais bien la nature, l’agriculture. Je labourais, je semais… Je rentrais vers 20h. Je mangeais, je me lavais et je me couchais. A 3h du matin, il fallait se lever !

Avez-vous habité dans les logements ouvriers  ?

Oui. presque toutes les maisons du Bois du Roi appartenaient à la société Gilardoni. Il y avait les cités de la coopérative, les cités de la rue de la cantine, la cité des sables, la route de la Champagne, l’allée des bureaux, les cités le long de la route de Sermaize. Toutes les maisons étaient à l’usine, la Champagne, l’allée des acacias. On était logé en échange d’un loyer. Mais, plus il y avait de personnes de la famille travaillant à l’usine, moins le loyer était élevé.

Commencement de la démolition des cités de la coopérative .

Est-ce qu’il y avait des désaccords avec les chefs  ?

Oui, ça arrivait ! J’ai vu des gens qui se disputaient le matin et qui disaient « Préparez-moi mon compte ! » Et l’après-midi, ils étaient embauchés dans une autre tuilerie car il y avait du travail à ce moment-là.

Combien de jours vous a-t-il fallu pour vous adapter à ce travail  ?

Quand je suis arrivé, le contremaître, avec un fort accent alsacien, Monsieur Wersinger, m’a dit :  « Jean, tu feras ça. » Donc, il fallait que je le fasse. Il y avait des produits sur un wagon que je devais mettre sur un autre wagon pour les emmener à l’enfournement. J’ai fait cela peut-être trois ou quatre jours. Quand on arrive, qu’on est jeune, on ne fait pas toujours le même travail. C’est diversifié. On va un peu partout pour voir un peu la partout pour voir un peu la place qui nous conviendrait le mieux. Je voulais être électricien. Mais voilà, le courant n’a pas passé…

Quand il y avait des grandes fêtes, est-ce que l’usine s’arrêtait  ?

Oh, non ! L’usine avait des fours continus, ce qui signifie qu’il faut toujours que les fours soient alimentés avec des produits. Je travaillais parfois le samedi, le dimanche et les jours de fête car il fallait fabriquer ces produits.

Est-ce que les palettes existaient  ?

Les palettes n’existaient pas du tout. On mettait les tuiles et les accessoires par terre. A un certain moment, on a mis des guindes, c’étaient des petits morceaux de bois, pour ne pas que les tuiles s’encastrent les unes dans les autres afin de ne pas casser les emboîtements, ce qui aurait pu provoquer des fuites. Ensuite, on a mis les produits sur palettes. On mettait un rang de tuiles avec du fil de fer pour les maintenir et des lattes entre chaque rang.

Est-ce qu’il y avait un médecin dans l’usine  ?

Pas en permanence, mais il y avait le médecin du travail : le Dr Wieme assisté de Mme Gonthier. On avait une visite 2 fois par an avant 18 ans et une fois par an après 18 ans.

Est-ce que vous n’avez travaillé que chez Gilardoni  ?

J’ai fait toute ma carrière chez Gilardoni. J’ai eu moins de problèmes pour ma retraite.

Vue aérienne de l’usine Gilardoni et de la Champagne

 

Au début, j’ai été un peu mécanicien, puis je suis allé dans l’U31 où on faisait des accessoires. J’ai fait quelques postes. Je suis allé avec deux adultes jusqu’à ce que j’aie 18 ans puis j’ai été enfourneur. On ne pouvait pas l’être avant cet âge car on n’était pas considéré comme un homme. Ensuite, j’ai fait mon service militaire. Après, j’ai repris le même poste qu’avant mon départ jusqu’en 1977 et je suis devenu agent de maîtrise jusqu’à l’arrêt de l’usine. A l’époque , il y avait du travail partout : dans les trois tuileries et aux pierres à briquets aussi. On pouvait travailler où on voulait, il n’y avait pas de problèmes d’emploi. J’ai commencé à travailler sur un ordinateur à 52 ans. A cet âge-là, je peux vous assurer que ce n’est pas évident du tout. Heureusement, j’avais l’habitude de travailler avec une machine à écrire, ça m’a un peu aidé. Avant, tous les bons de commande, de livraison, l’état des stocks étaient faits manuellement. Quand je suis parti, tout était fait sur ordinateur. Tous les ans, les experts comptables de Paris descendaient faire un état physique des stocks. Et là, c’était carré, c’était à la tuile près.

Cabine de commande automatique avec écran de télévision de surveillance U 78 – U 69

Est-ce que vous faisiez des heures supplémentaires  ?

Oui, on avait le droit, donc je ne me suis pas gêné ! L’usine, c’est une chaîne. Il fallait des wagons pour disposer les produits. Avec quelques personnes, dont une plus particulièrement, nous recommencions à 12h45 pour retravailler jusqu’à 17h, voire plus. Nous gagnions deux fois plus que le matin ! Aujourd’hui, grâce à ce travail supplémentaire, je bénéficie d’une retraite un peu plus conséquente.

 

Vue aérienne de l’usine Gilardoni en 1990