Témoignages de Monsieur et Madame Miguel DEL REY

Monsieur del Rey

J’ai commencé à travailler chez Gilardoni à 14 ans. On quittait l’école car nos parents ne pouvaient pas nous payer des études. Je suis entré à l’usine comme apprenti mécanicien. Mais avant, on commençait à travailler encore plus tôt. Par exemple, le père de mon épouse, qui était originaire du Nord de l’Italie, d’une région qui s’appelle la Vénétie, a commencé à travailler à 9 ans. Il suivait son père qui était cuiseur itinérant et qui partait à pied pendant six mois de l’année en Autriche-Hongrie, en Bosnie… A l’époque, il n’y avait pas de grosses tuileries comme maintenant. C’étaient plutôt des petits ateliers. Le grand-père de ma femme et son père s’arrêtaient dans différentes tuileries et leur travail consistait à cuire les produits, de manière très artisanale. Quand ils avaient terminé à un endroit, ils reprenaient la route et travaillaient chez un autre patron.

 

Vue aérienne de la tuilerie Gilardoni

Madame del Rey

J’ai commencé également à 14 ans. J’apportais les châssis. La recueilleuse prenait la tuile de la presse, je la piquais et la mettais dans un tourniquet à quatre pans. Ensuite, au bout d’un an, je suis devenue recueilleuse. Il fallait fabriquer 14 tuiles à la minute. La tuile et la planchette pesaient entre 2,5 et 3,5 kg. Chaque jour, on faisait 6 000 tuiles par presse. J’ai travaillé vingt ans chez Gilardoni. J’étais dans un très grand bâtiment avec des verrières. En été, il y faisait très chaud ; par contre, en hiver, on avait froid.

Monsieur del Rey

Les tuiles passaient huit jours dans le séchoir et il fallait encore huit jours pour la cuisson. C’était un four Hoffmann à feu continu. Le tirage se faisait par le dessus ou le côté. La poussière de charbon qui était versée par le cuiseur tombait directement sur les produits et donnait le machefer. Dans le four, on mettait un lit de briques qui servait au maintien des tuiles et qui permettait l’aération.

 

Four Hoffmann à feu continu de la tuilerie Gilardoni construit en 1873

- Est-ce que vous utilisiez des palettes ?

Non, elles n’existaient pas. On entreposait les tuiles dans la cour. Ensuite, elles étaient transportées en trains, en camions ou en bateaux. On utilisait de la paille pour caler les tuiles et éviter qu’elles ne cassent en recevant des chocs. Chaque jour, une vingtaine de wagons de chemin de fer venaient directement aux usines, chargés de charbon. Ils repartaient chargés de tuiles. Le chargement se faisait après la journée de travail. Des voies ferrées partaient de l’usine, traversaient la route de Sermaize et se raccordaient au réseau de la SNCF.

- Combien y avait-il de modèles de tuiles ?

Il y en avait une dizaine comme la 4 ter, la tuile S, la BB bis, la Cupidon, la panne…

- Est-ce que vous fabriquiez des tuiles en verre  ?

Non. On ne fabriquait que des tuiles en terre et les accessoires.

 

Le transformateur

 - Est-ce qu’on changeait souvent les moules  ?

Oui, environ toutes les deux heures. C’étaient le plaqueur et le mouleur qui s’occupaient du changement.

- Combien gagniez-vous  ?

En 1961, je gagnais 2,50F de l’heure.

- Avez-vous habité dans les cités ouvrières  ?

Oui. On ne payait pratiquement pas de loyer. Au début, certains habitaient dans les cités de la coopérative, ou dans les cités de la cantine, ou dans la cité des acacias. Quand on commençait à avoir de l’ancienneté dans l’entreprise, la qualité des logements s’améliorait.

- Quelle était la réglementation de l’usine  ?

On n’avait pas le droit de chahuter, pas le droit de rire. On devait éviter de bavarder. On était jeune, on le faisait quand même parfois. On travaillait 8 heures par jour et 6 jours par semaine.

- Combien de personnes travaillaient dans les tuileries  ?

Dans les années soixante, la tuilerie Gilardoni devait employer à peu près cinq cents personnes.

 

- Est-ce que le patron s’occupait de la vie sociale des ouvriers  ?

Je crois que l’on peut appeler cela du paternalisme. Il est vrai qu’il a fait construire une coopérative, qu’il mettait des jardins à la disposition des ouvriers, qu’il logeait son personnel pour un loyer modeste, mais d’une certaine façon, il « tenait » ses ouvriers. A la tuilerie Simonnet, le patron a été longtemps le président de l’équipe de football. Le comité d’entreprise s’est engagé dans le social.

- Est-ce que le travail était difficile  ?

Les fours fonctionnaient du 1 er janvier au 31 décembre. Les cuiseurs et les conducteurs de chaudières travaillaient le dimanche. L’usine fournissait son propre courant et la vapeur pour le séchoir. La girafe montait 2,50 m de tuiles au séchoir. Dans le séchoir, tous les produits étaient retournés manuellement. Moi, en général, je travaillais en journée. Mais, imaginez ! A 14 ans, je mesurais 1,32m et je pesais 28 kg ! Les enfourneurs et les défourneurs commençaient très tôt le matin pour avoir moins chaud, parfois à deux ou trois heures du matin. Le poste le plus difficile était le défournement. Les ouvriers travaillaient torse nu. Environ toutes les dix minutes, ils entraient dans le four à 60°. Ils buvaient beaucoup pour tenir le coup. En plus des journées de travail, tout le monde avait un jardin. On faisait du bois. On cueillait de l’herbe pour l’herboriste. Cela nous faisait un peu d’argent en plus. On faisait aussi de l’élevage : poules, lapins, cochons, moutons… Les journées étaient longues. Pour pouvoir tout faire, on se levait vers quatre heures du matin et on se couchait à dix heures du soir. On pouvait faire autant d’heures supplémentaires qu’on voulait car il y avait beaucoup de travail.

- Est-ce qu’il y avait un sonneur  ?

Oui, c’était le défourneur. Il regardait si les tuiles étaient bien appairées et les sonnaient. Si elles n’allaient pas l’une sur l’autre, c’est qu’elles étaient voilées.

- Combien aviez-vous de vacances  ?

A l’époque, on avait quinze jours de vacances.

- Comment la terre arrivait-elle des terriers  ?

Un locotracteur tirait de dix à quinze wagonnets. Autrefois, on extrayait la terre à la pelle et à la pioche. On utilisait de la dynamite. A partir des années vingt, il y a eu un excavateur.

- Comment étaient les chefs  ?

Certains chefs étaient sévères. Ils traitaient les ouvriers comme de véritables esclaves. Une fois, un jeune homme a fait une bêtise. Il a été licencié et sa famille avec lui. Ils ont dû quitter le logement immédiatement.

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- Avez-vous vu des accidents  ?

Oui, des bras ont été coupés dans les presses. Quand la terre était mal plaquée, elle tombait et on essayait de la rattraper. Des gens sont morts dans les carrières, engloutis par la terre qui tombait. Quelqu’un est tombé dans un broyeur.

La préparation de la terre

 - Quand avez-vous pris votre retraite  ?

Je l’ai prise à 60 ans, mais j’ai été licencié à 50 ans après 35 années de travail chez Gilardoni. Ensuite, j’ai travaillé à Châlons dans une usine où on fabriquait des pompes pour des gros modèles de voitures, des fermetures centralisées de portes, des extractions d’antennes… J’ai commencé apprenti-mécanicien et j’ai terminé avec un niveau d’ingénieur.