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LÉON HARMEL ET L'USINE CHRÉTIENNE Fécondité d'une expérience sociale Pierre TRIMOUILLE
PRÉFACE
CENTRE D'HISTOIRE DU CATHOLICISME DE LYON – n° 15 – Lyon, 1974 |
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addenda, 2014, par l'auteur
"Beaucoup ont parlé de la réforme des lois, et ils n'ont pas vu d'autre remède aux maux qui nous accablent. Mais sans doute par un secret dessein de la justice divine, l'origine et la source des lois ont été placées entre les mains de ces ouvriers que le libéralisme s'est acharné à dépouiller de tous les biens. En sorte que le suffrage universel met notre patrie dans cette alternative : ou nous ferons pénétrer dans les masses ouvrières l'esprit chrétien, le seul qui conserve et qui sauve, ou notre société s'effondrera dans les abîmes."
Léon HARMEL, dans la conclusion du Manuel d'une Corporation chrétienne.
TABLE DES MATIERES
PRÉFACE par Annie KRIEGEL
PREMIERE PARTIE
LA PERSONNALITE DE LEON HARMEL ET LE LABORATOIRE SOCIAL DU VAL DES BOIS.
Chapitre V
LES LIMITES DE L'EXPERIENCE HARMEL :
DEUXIEME PARTIE
LE PROBLEME DE LA FECONDITE SOCIALE DE LEON HARMEL (1889-1902)
ETUDE DES SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
TABLEAUX, CARTE ET PLANS
"
Je remercie chaleureusement M. Jacques Harmel qui m'a ouvert libéralement les archives privées du Val des Bois. J'adresse également l'expression de ma vive gratitude à tous ceux qui m'ont permis de concevoir, rédiger et éditer ce livre : Mme Kriegel, qui a dirigé la recherche avec sa largeur de vues habituelle ; M. Devèze, président de l'Université de Reims, M. Barral, de l'Université de Nancy, M. Gadille, professeur à l'Université de Lyon III et directeur du Centre d'histoire du catholicisme. Leurs suggestions m'ont aidé à mettre au point le texte de cet ouvrage.
J'adresse une pensée particulière à M. Georges Lefranc qui, le premier, voici bien longtemps, me suggéra l'intérêt d'un tel travail.
Voici l'un des tout premiers doctorats en Histoire produits par la jeune Université de Reims et le sujet que M. Pierre Trimouille a choisi de traiter est de ce point de vue riche de sens.
Bien entendu, l'histoire - celle de l'usine du Val des Bois - est d'abord une histoire champenoise : comment en serait-il autrement quand le métier d'historien exige la consultation d'archives et qu'au surplus on dispose en Champagne d'admirables archives départementales, peut-être les plus riches de France parmi les archives de cette catégorie, qu'enfin on dispose en l'occurrence, grâce à l'extrême obligeance de M. Jacques Harmel, des considérables archives privées de l'entreprise concernée ? Mais la Champagne est le contraire d'un pays replié sur lui-même et dérobant jalousement ses mystères : c'est un pays ouvert, et d'abord par sa configuration géographique qui en fait au mal une terre de parcours pour les envahisseurs mais au bien un lieu d'accueil et de transit pour le cheminement des biens, des hommes et des idées. Aussi bien l'usine du Val des Bois, par ses fondateurs, par son personnel, par ses matières premières, par ses clients, est-elle d'abord «étrangère, puisqu'elle plonge ses racines dans les Ardennes belges puis internationale puisqu'elle eut des filiales dans l'Ancien et le Nouveau Monde. Et c'est pourquoi la quête de M. Trimouille l'a conduit, comme de tous temps les négociants, les hommes de loi, les hommes d'Eglise et les bâtisseurs de société qu'a produits la Champagne en si grande abondance, bien loin de nos horizons, jusqu'à Rome et jusqu'en Espagne.
L'histoire du Val des Bois est encore une histoire économique et sociale : pas seulement parce que c'est la sorte d'histoire que l'école historique française privilégie et où elle s'est, depuis plus d'un demi-siècle, illustrée. Mais parce que la Champagne est une terre bénie où les hommes, le ciel et les pierres rivalisent dans la création de produits parfaits - les draps jadis, les vins bien sûr. Que ce soit une usine qui fasse l'objet de l'analyse de M. Trimouille - usine, mot mal aimé, barbouillé de fumée et pétri de sueur, de briques et d'enfermement misérable - mais une usine qui porte ici ce nom mystérieusement poétique de Val des Bois, une usine en effet dans les bois, une usine à la campagne (naguère objet de convoitise et de sardonique dérision de la part des poètes), j'y vois le signe de cette vocation drue, de ce goût somptueux qu'ont les Champenois pour créer, innover, inventer, mais de manière pratique, avec un bon sens compact et en maintenant la distance critique à l'égard de ce qu'ils font. Car l'usine du Val des Bois fut, sur le plan technique comme sur le plan de son organisation interne et des institutions annexes qu'elle fit surgir, une usine à la pointe du progrès et de la recherche, une usine pas comme les autres, novatrice, ingénieuse, le contraire d'une réalité ensommeillée dans une stagnante inertie, et de ce fait longtemps prospère, fournisseuse d'ouvrage, en un mot saine et pleine de vitalité.
Mais l'histoire du Val des Bois, si elle appartient à la Champagne et si elle relève de l'économique et du social, est certes avant tout une grande histoire spirituelle. Et c'est ici qu'il faut prononcer le nom de celui qui en fut l'âme, Léon Harmel. Histoire spirituelle au demeurant assez commune dans les pays protestants mais trop rare en terre catholique : Léon Harmel, en cherchant avec passion, logique et continuité ce que cela pouvait signifier et exiger d'être un patron chrétien, a été en effet un quaker catholique. Un quaker, pas seulement parce qu'il a toujours considéré que procurer, par la prospérité économique, sinon l'aisance, du moins le mieux-être aux plus démunis etait sa manière, humblement limitée, de louanger Dieu. Un quaker aussi parce qu'il avait une foi si personnelle, si intense et accentuée de telle manière qu'elle évoque parfois le mysticisme fénelonien. Mais Léon Harmel était un robuste catholique à qui tout éloignement, fût-il épisodique et sans grave danger, d'avec l'Eglise et son Chef était insupportable : la parenté d'esprit et de génie avec Claudel, chacun dans ses moyens d'expressions propres, est éclatante.
Je n'ai fait qu'esquisser ici les dimensions que Pierre Trimouille s'est proposé d'explorer dans les pages qui suivent. C'est, je crois, suffisant pour que le lecteur soupçonne la complexité et la moderne gravité d'une telle étude. Il y fallait des connaissances étendues en économie, en sociologie, en théologie. Il y fallait surtout une sensibilité qui ne soit pas crispée sur de vulgaires stéréotypes - comme par exemple celui du paternalisme chrétien. Je crois ne pas me tromper en disant que Pierre Trimouille avait ce qu'il fallait pour réussir, et qu'il a réussi.
"Beaucoup ont parlé de la réforme des lois, et ils n'ont pas vu d'autre remède aux maux qui nous accablent. Mais sans doute par un secret dessein de la justice divine, l'origine et la source des lois ont été placées entre les mains de ces ouvriers que le libéralisme s'est acharné à dépouiller de tous les biens. En sorte que le suffrage universel met notre patrie dans cette alternative : ou nous ferons pénétrer dans les masses ouvrières l'esprit chrétien, le seul qui conserve et qui sauve, ou notre société s'effondrera dans les abîmes."
Léon HARMEL, dans la conclusion du Manuel d'une Corporation chrétienne.
Patron de l'usine chrétienne du Val des Bois (Marne) et figure de proue du patronat chrétien en France dans le dernier quart du XIXe siècle, Léon Harmel (1829-1915) est apparemment bien connu. Un Jésuite, le Père Guitton, lui a consacré en 1927 deux gros volumes (1). Vingt ans plus tard, dans sa thèse sur L'action sociale des catholiques en France (1871-1901) , Henri Rollet, après enquête de première main, décrit, en une douzaine de pages très denses, le système complexe et l'esprit des institutions du Val des Bois (2). A son tour, Adrien Dansette, dans son Histoire religieuse de la France contemporaine (tome II, 1951), fournit une image suggestive de ce microcosme apparemment clos et quelque peu énigmatique (3). L'Histoire du catholicisme en France, de Latreille et Rémond, indique, de son côté, l'aspect essentiel de la fécondité sociale de Léon Harmel : son action en profondeur sur le clergé, (jusqu'à Rome même» (4).
Cet effort de compréhension a porté ses fruits. Avant la dernière guerre, Léon Harmel était considéré comme le membre mineur de la triade des catholiques sociaux qui se sont révélés à la suite de la guerre de 1870-71 et de la Commune, à savoir La Tour du Pin, Albert de Mun et lui-même. Aujourd'hui il est compté au moins comme leur égal. Il n'est plus possible de traiter du mouvement social en France ou du catholicisme entre 1871 et 1914 sans se référer à lui.
La biographie du Père Guitton reste l'ouvrage de base, irremplaçable. Pour la rédiger, le Père jésuite a utilisé les archives privées du Val des Bois. Malheureusement les archives d'entreprise antérieures à 1914 ont été détruites lors de la Grande Guerre. Mais, parmi d'autres richesses, subsistent tout de même une quarantaine de "recueils, de cinq cents pages environ chacun, constitués, pour la plus grande part, par les doubles des lettres de Léon Harmel à partir de 1879 (avec, toutefois, une lacune regrettable entre mars 1896 et avril 1903). Par un mouvement de sympathie profonde, le Père Guitton nous introduit remarquablement dans la psychologie de son personnage. Il retrace en détail ses efforts et son action multiforme. Chemin faisant, il fournit des renseignements, très neufs pour l'époque, sur des milieux et des mouvements alors mal connus.
Son livre appelle néanmoins des réserves sérieuses. L'admiration évidente que le biographe ressent pour son héros lui fait excuser trop aisément les contradictions de sa pensée et ses outrances verbales. Par contre, il fournit de son entourage, La Tour du Pin et Albert de Mun en particulier, une image trop peu flatteuse. Par ailleurs, dans son étude des institutions du Val des Bois et de leur fonctionnement, il vante la «liberté d'initiative» ouvrière mais il ignore les contraintes imposées au personnel. Le Père Guitton n'a pas reçu une formation d'historien.
Pour cette raison peut-être il ne cherche pas sérieusement expliquer la réussite, c'est-à-dire l'existence même de l'usine chrétienne. Il convient d'ajouter que H. Rollet ne cherche pas vraiment, lui non plus, à élucider ce problème. Dansette s'y essaie, mais manque d'une connaissance directe de la question. C'est pour tenter de combler cette lacune que j'esquisse une monographie critique du Val dans la première partie de mon travail.
Le livre du Père Guitton présente un autre défaut : c'est un ouvrage de circonstance. Il a été écrit dans un esprit d'apaisement. Depuis 1884, les patrons chrétiens du textile de la région urbaine Lille-Roubaix-Tourcoing s'étaient groupés dans une Association catholique des patrons du Nord afin de transposer dans le milieu de la grande ville industrielle les institutions religieuses et corporatives du Val des Bois, en particulier l'Archiconfrérie de Notre-Dame de l'Usine et les syndicats mixtes où délibèrent ensemble les représentants des patrons et ceux des ouvriers (5). Au printemps de 1893, Léon Harmel, usant d'une possibilité laissée par l'encyclique Rerum Novarum parue deux ans plus tôt, prend la défense des syndicats chrétiens purement ouvriers qui commencent à se constituer dans le Nord, notamment dans les usines de ses amis. Il s'ensuit, pendant deux ans, un conflit aigu sur le thème syndicats mixtes - syndicats séparés. Une réconciliation intervient en 1895. Mais elle concerne les hommes, non les idées. Après la première guerre mondiale un nouvel organisme patronal se constitue, le Consortium du Textile de Roubaix-Tourcoing. Il essaie d'obtenir du Saint-Siège une condamnation du syndicalisme ouvrier chrétien (6). Le Père Guitton souhaite alors, par le biais de son livre, faire admettre aux patrons du Nord la légitimité d'une liberté ouvrière réelle au sein de l'entreprise et le droit des ouvriers à s'organiser eux-mêmes. Il espère de sa tentative l'oubli des querelles passées et l'apaisement de celle qui est en cours, et qui les prolonge. Tout cela dans l'intérêt de la paix sociale et de l'Eglise elle-même.
D'où une certaine réserve, dans le choix des textes cités par exemple. Pourtant cette autocensure paraît insuffisante aux yeux des supérieurs du Père Guitton, qui l'obligent à faire disparaître de son manuscrit un certain nombre de passages du chapitre «L'heure douloureuse des polémiques », consacré au différend avec les patrons du Nord. Plus d'allusion, en particulier, à la lettre de Camille Féron-Vrau que je cite en annexe, dans laquelle celui-ci parle de «l'imprudence » de Léon XIII propos de l'encyclique Rerum Novarum et de ses conséquences (7).
Enfin le Père Guitton est un religieux : au fond, il s'inquiète plus du sort de l'Eglise que des problèmes sociaux. Il consacre de très bonnes pages aux conflits de personnes et de tendances au sein de l'Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers (étude que je ne reprends pas). Par contre, il ne cherche pas à définir exactement l'influence réelle exercée par Léon Harmel sur la société ou, pour employer une expression plus concise, sa fécondité sociale. C'est celle-ci que j'examine dans la seconde partie de mon étude, qui se borne d'ailleurs à une simple esquisse. Elle ne concerne du reste qu'une période limitée : 1889-1902.
Mes deux directions de recherche sont ainsi définies.
La première concerne le milieu du Val des Bois. En apparence, la filature Harmel Frères n'est qu'une entreprise classique, d'importance moyenne, qui dépend de la place de Reims. Située à dix-huit kilomètres de la ville par la route, dans la vallée industrialisée de la Suippe, elle occupe quelques centaines d'ouvriers et d'ouvrières, soit beaucoup moins que les grandes affaires de même nature dans le Nord. La raison de son importance est d'un autre ordre : le Val des Bois constitue un laboratoire social unique en son genre.
L'expérimentation commence dans les années 1860. Désireux de sauver ses ouvriers en les christianisant et en les moralisant (ce qui est un point de vue paternaliste peu original), Léon Harmel cherche une méthode enfin efficace. Il y parvient apparemment par la création d'associations religieuses du personnel sur lesquelles il bâtit peu à peu une organisation professionnelle. Il ne songe alors qu'A son entreprise.
Plus tard, émus par les atrocités de la Commune, des membres des « classes supérieures » cherchent les bases d'un ordre social nouveau et plus juste. Ils se tournent alors vers celui que ses ouvriers appellent le (Bon Père». Lui seul peut leur apporter ce qui leur manque : une pratique sociale née de la connaissance directe des ouvriers. Le premier, Mgr de Ségur, président de l'Union des Œuvres ouvrières, comprend l'importance du Val des Bois comme laboratoire social. En 1873, c'est le tour d'Albert de Mun. L'Œuvre des Cercles en est modifiée : l'influence réciproque qu'exercent l'un sur l'autre, au cours d'une discussion théorique, La Tour du Pin et Léon Harmel, aboutit en 1875 à la conception pratique d'une corporation rénovée (8). Il semble bien que ce soit La Tour du Pin, justement, qui ait " appris » le terme même de corporation au patron du Val des Bois. Ce dernier donne alors le nom de corporation chrétienne à l'ensemble coordonné des institutions de son usine. Persuadé désormais de détenir la solution du problème ouvrier dans son ensemble, il publie en 1877, sur l'instigation de ses amis de l'Œuvre, la première édition du Manuel d'une Corporation chrétienne. Il commence alors un effort de propagande inlassable auprès des patrons (9). Cet effort se poursuit non sans succès jusqu'en 1893. Ainsi naît et se développe une idéologie.
Les multiples difficultés, intérieures et surtout extérieures, que rencontre Léon Harmel à partir de ce moment le poussent progressivement dans une voie différente. Il supprime discrètement la corporation du Val en 1903, ce qui permet aux représentants des ouvriers de délibérer seuls en l'absence des patrons. Le paternalisme de la « maison » ne disparaît pas pour autant mais son caractère humain, ouvert et évolutif lui permet de s'épanouir en des formules sans cesse plus élaborées de participation du personnel. La réalité sociale du Val fournit alors un support concret à l'idéologie de collaboration des classes : son inspiration profonde est patronale, elle n'en est pas moins résolument chrétienne.
La seconde direction de recherche porte sur la fécondité sociale de Léon Harmel à partir de 1889. Non pas tant son efficacité immédiate que son action en profondeur sur les mentalités et les comportements sociaux.
1889 est l'année anniversaire de la Révolution. L'épiscopat français mais aussi les dirigeants de l'Œuvre des Cercles désirent rendre aux catholiques leur place dans la cité. Ils veulent enfin mettre en pratique la première proposition du programme de l'Œuvre des Cercles formulé en 1877 par Albert de Mun :
« Opposer à la 'déclaration des droits de l'homme' qui a servi de base à la Révolution, la proclamation des Droits de Dieu, qui doit être le fondement de la Contre-Révolution, et dont l'ignorance ou l'oubli est la véritable cause du mal qui conduit la société moderne à sa ruine » (10).
Léon Harmel se montre étonnamment fidèle à ce programme. En septembre 1889, à Reims, à la veille des élections législatives, il entre dans la vie politique active d'une manière pour le moins originale : il fait campagne pour Jésus-Christ et son règne social sur les tréteaux, dans les arrière-salles des quartiers populaires.
A Reims comme dans l'ensemble du pays, cette offensive contre-révolutionnaire est, en réalité, plus ambitieuse et plus moderne qu'il n'y paraît à première vue. L'objectif poursuivi est double : ramener le peuple, en premier lieu les ouvriers, à Dieu; établir, grâce aux bulletins de vote qu'il détient, une législation qui le protège et lui rende sa dignité. C'est déjà ce que voulait dire Léon Harmel en 1877, dans la conclusion du Manuel que je cite en exergue.
Cet effort enthousiaste a été suivi de nombreuses désillusions : il mène, en particulier, après quelques succès limités, à l'échec de la seconde Démocratie chrétienne, reconnu comme définitif en 1902. Sur le plan parlementaire et social, les résultats, par contre, ne sont pas négligeables. Les catholiques collaborent à la mise en place de la législation du travail. Les plus hardis d'entre eux, Léon Harmel en tête, militent à partir de 1893, nous l'avons vu, en faveur du syndicalisme ouvrier chrétien.
L'action de celui qui se considérait comme un « agitateur des intérêts de Dieu » n'est pas toujours aisée à comprendre (11). D'abord, parce que l'agitation est rarement exempte de quelque confusion. En second lieu, parce que ce qu'on peut appeler son « projet » s'infléchit progressivement avec le temps. Avant tout soucieux, à ses débuts, de moraliser, christianiser et éduquer le monde ouvrier, Léon Harmel souhaite surtout, dans la dernière décennie du XIXe siècle, faire de ce monde ouvrier régénéré le fondement d'une nouvelle société chrétienne; enfin après l'échec politique et la perte d'influence au sein d'une Eglise en pleine réaction, il veut du moins sauver ce qu'il considère comme une conquête essentielle : le syndicalisme ouvrier chrétien.
Ces étapes sont moins distinctes qu'il n'y paraît : elles se recouvrent en partie, augmentant ainsi la confusion apparente. Celle-ci est encore aggravée par l'adaptation nécessaire aux milieux si divers auxquels Léon Harmel s'adresse : parlant à des syndicalistes chrétiens, il paraît à la pointe du combat; s'adressant à des patrons, il est obligé, pour raisons d'efficacité, de jouer autrement du clavier de ses convictions, appuyant sur tel thème traditionnel, effleurant à peine tel autre thème jugé novateur. Sans parler de la variété des milieux à l'intérieur même de l'Église.
Derrière cette diversité d'attitude se cache parfois quelque duplicité (je pense par exemple à la préparation des congrès ouvriers de Reims en 1893 et 1894) mais jamais d'hypocrisie : c'est que le «projet» de Léon Harmel, modifiant les données et les traditions établies, soulève des réactions et des passions dans les divers milieux de pensée, sociaux ou d'action qui en sont affectés : la bourgeoisie patronale, le mouvement ouvrier, l'Église. Or ces réactions et ces passions diffèrent fortement, il va de soi, d'un milieu à l'autre. Pour être complète, une telle étude devrait se prolonger fort avant dans le temps : l'évolution de l'Église, par exemple, me paraît en partie commandée, entre les deux guerres mondiales, par le clergé qui reçu au Val des Bois une formation sociale avant 1902. Mais ceci est impossible dans le cadre d'un tel travail : je me bornerai donc, pour cette seconde partie, à la période pendant laquelle Léon Harmel fait preuve, à la fois, du maximum d'activité et d'efficacité : depuis le virage rémois de 1889 jusqu'à l'échec final, en 1902, de la Démocratie chrétienne, à laquelle il a lié son nom et son destin. Je ne m'interdirai pas, pour autant, d'évoquer occasionnellement tel problème postérieur à cette date, s'il permet de mieux comprendre la personnalité et l'action de Léon Harmel. Mais j'exclus de ma recherche l'étude proprement dite des pèlerinages de la France du Travail à Rome, sur lesquels il existe une importante documentation, et qui mériteraient, sans doute, un examen à part.
LÉON HARMEL ET L'USINE CHRÉTIENNE
DU VAL DES BOIS
(1840-1914)
Fécondité d'une expérience sociale
Pierre TRIMOUILLE
Chargé de cours à l'U. E R. de lettres et Sciences Humaines de Reims
PRÉFACE
par
Annie KRIEGEL
Professeur à l'Université de Paris (Nanterre)
CENTRE D'HISTOIRE DU CATHOLICISME DE LYON – n° 15 – Lyon, 1974
En 1977, l’entreprise Harmel dépose son bilan. En 1979, toute activité s’arrête au Val des Bois en raison de l’échec de la coopérative ouvrière qui lui a succédé. Les archives constituées par le Père Guitton sont dispersées et les archives départementales de la Marne ne peuvent en récupérer qu’une faible partie.
En 2003, l’américaine Joan L. Coffey, alors professeur associée d’histoire à la Sam Houston State Unniversity, publie sa thèse intitulée Léon Harmel. Entrepreneur as Catholic Reformer . Son intention est de donner une image d’ensemble de la personne et de l’action de Léon Harmel. Mais sur le Val des Bois proprement dit, elle ne dispose plus que d’une partie limitée des sources utilisées par Pierre Trimouille pour son ouvrage paru en 1974, en particulier le double des lettres de Léon Harmel réunies en 36 volumes. Elle n’en a consulté que 11, tout le reste ayant disparu. De ce fait, elle n’apporte rien de vraiment nouveau sur le travail et la vie au Val. A cet égard, le témoignage de Pierre Trimouille reste donc irremplaçable.
L’essentiel de la recherche de Joan L.Coffey porte sur l’action extérieure du « Bon Père ». En utilisant toutes les sources accessibles, en particulier les archives vaticanes et l’ensemble de la presse, elle montre comment cette action s’inscrit dans l’histoire économique, sociale et politique de la France, c’est-à-dire dans l’histoire générale.
Son mérite réside par ailleurs dans l’étude des pèlerinages ouvriers à Rome de 1885 à 1891, sujet que n’a pas abordé Pierre Trimouille. Ces pèlerinages ont permis entre Léon XIII et Léon Harmel, des contacts directs. Ceux-ci ont fortement encouragé le pape à définir une politique sociale de l’Eglise face au monde moderne. Politique qui a abouti à la publication de l’encyclique Rerum Novarum, si novatrice pour l’époque.
On peut dire en conclusion, que lire à la fois les deux ouvrages cités permet de mieux comprendre, grâce à leur caractère complémentaire, la personnalité hors du commun de Léon Harmel. Aide également à cette compréhension la vision de la réalité concrète du Val des Bois que fournit le DVD de Pierre Coulon La dignité des hommes, Léon Harmel et le Val des Bois. Son iconographie est irremplaçable.
L’originalité de l’action de Léon Harmel apparaît grâce à ces divers documents. Il s’agit par priorité d’une entreprise religieuse (Léon Harmel, dans sa jeunesse, d’était d’ailleurs demandé s’il n’avait pas la vocation de la prêtrise avant de conclure que sa place était à la tête de l’affaire de famille). Dans un mémoire s’appuyant sur des sources familiales, Emeric Saucourt-Harmel insiste, à juste raison, sur la spiritualité du patron du Val des Bois. L’originalité de son paternalisme apparaît si l’on compare ses points de vue à ceux de l’éminent sociologue Frédéric Le Play. Tandis que ce dernier prône, pour les relations sociales, le respect du Décalogue, Léon Harmel, membre du Tiers Ordre franciscain, s’efforce, même si sa réussite ne peut être complète, à satisfaire les exigences de l’Evangile. Voir, sur ce point, l’article de Pierre Trimouille publié dans la revue Les Etudes Sociales, n°120, 1992.
N.B. Joan L. Coffey est malheureusement morte l’année même de la publication de sa thèse.