INTRODUCTION
Quand une entreprise parle de son patrimoine, elle évoque
l'ensemble de ses actifs chiffrables, mais aussi les brevets dont elle est en
possession, le savoir-faire dont elle est détentrice, voire son image
de marque, ou la cohésion qu'elle tire de la mobilisation de ses personnels
autour d'une «culture d'entreprise». Quand les sciences sociales
parlent de patrimoine industriel, elles évoquent non point un «fonds
de commerce», mais un héritage, une mémoire, les traces
d'un passé industriel révolu. Une ouverture croissante des entreprises
en état d'activité à la réflexion sur elles-mêmes
conduit du reste certaines d'entre elles, depuis peu, à créer
le lien nécessaire entre ces deux concepts, économique et culturel,
en réévaluant l'histoire de l'entreprise comme un des articles
de son bilan, et en lui prêtant desormais l'attention que mérite
une ressource «morale» où puiser à la fois pour résoudre
des problèmes de gestion et pour conforter l'image interne et externe
de la firme. Le patrimoine historique de l'industrie, concrètement, ce
sont les traces, plus ou moins bien préservées, de son fonctionnement
et de son insertion dans le paysage ou dans la société. Les archives
d'entreprises, les murs des usines, les débris des infrastructures ou
de l'outillage, les collections de produits (ne serait-ce que sur catalogue!),
l'impact sur l'environnement, la mémoire des dernières genérations
de patrons ou de salariés: autant d'éléments matériels
ou de souvenirs dont il est de mieux en mieux admis aujourd'hui qu'on ne saurait
se passer pour écrire l'histoire de l'industrie, une histoire inscrite
non seulement dans les statistiques, les enquêtes, les comptabilités,
mais aussi dans l'espace en trois dimensions, dans la vision d'une population,
dans des vies quotidiennes. Les historiens, et bien d'autres professions scientifiques
et culturelles, ont par suite une double mission à remplir.
L'une consiste à élaborer les règles et les contenus d'une
archéologie matérielle et d'une ethno-histoire appelées
à renouveler la conception classique de l'histoire industrielle au sens
le plus large du terme, en attirant l'attention aussi bien sur les conditions
de diffusion et d'adaptation des innovations techniques, que sur l'organisation
du travail, sur les relations sociales, sur les modes de. vie, sur l'articulation
des espaces industriels à d'autres espaces, ou sur les représentations
de l'industrie. L'autre tâche consiste, à travers une connaissance
de plus en plus fine et plus exhaustive des vestiges du patrimoine industriel,
à faciliter son intégration dans le patrimoine national, à
encourager sa sauvegarde dans sas éléments les plus significatifs,
sa réutilisation ou sa valorisation. auprès du public des musées
ou du tourisme de sites. Les spécialistes du patrimoine industriel, depuis
l'origine et sans doute pour un certain temps encore, ont donc inévitablement
toujours deux fers au feu: celui de la recherche et de l'enseignement, celui
de, l'action culturelle.
Dans l'un et dans l'autre rôle, ils ont en tout cas à se soumettre
à une redoutable contrainte: celle de l'urgence. Toutes les sociétés
qui, à un moment ou à l'autre, en Occident, en Orient, dans les
expays coloniaux, ont été touchées par le mouvement de
l'industrialisation sont en effet depuis plusieurs décennies engagées
dans un processus de désindustrialisation ou, tout au moins, de restructurations
et de relocalisations industrielles, qui n'excluent pas du reste de nouvelles
formes de croissance. Dans une phase de ruptures aussi profondes, il importe
d'éviter de subir une perte de mémoire, de substance culturelle,
et, en fait, de capacités techniques que voudraient bien souvent imposer
à la hâte ceux pour qui rien de l'héritage de notre culture
industrielle ne saurait désormais servir à quelque chose, et qui
nous invitent à mépriser l'enracinement séculaire et parfois
millénaire de cette culture. Or notre patrimoine technique et industriel
n'est pas à jeter. Il est à reconsidérer.
En ce milieu de la dernière décennie du XXe siècle, les
vestiges physiques de l'industrialisation antérieure viennent à
notre rencontre d'une manière particulièrement spectaculaire et
agressive. Nous vivons le temps des grandes friches industrielles: celles des
bassins miniers, des installations sidérurgiques, des équipements
énergétiques, des infrastructures portuaires, des moyens de transport
déclassés, des villes mono-industrielles, de certains tissus urbains
dominés naguère par l'activité industrielle et aujourd'hui
complètement désorganisés. La Grande-Bretagne, l'Allemagne,
la France, l'Italie, la Russie, les Etats-Unis ont à gérer par
dizaines de milliers d'hectares des stocks de bâtiments et d'outillages,
de maisons individuelles ou d'équipements collectifs qui perturbent le
marché et les esprits, et déroutent les aménageurs et les
politiques.
Nous avons à prendre conscience de ce que représentent ces legs
étranges, au-delà de la commotion provoquée par le spectacle
des amoncellements de ferrailles ou par l'annonce de l'étendue et de
la profondeur de la pollution des sols. Le décor encore en place témoigne
de l'immensité des investissements financiers, technologiques et humains,
il nous parle de savoir, de travail, de maladies et d'accidents catastrophiques,
mais aussi de l'armature qui a soutenu un formidable bond en avant de la civilisation
matérielle (mais aussi de sa capacité à s'auto-détruire
à l'occasion des guerres). "Plus jamais çà, oublions",
les technocrates acharnés à créer de nouvelles «images»
séduisantes des vieux bassins industriels, comme les financiers qui n'ont
pas réussi la reconversion des Docklands de Londres, voudraient bien
nous prescrire l'amnésie. Et cela précisément au moment
où, depuis les premières étapes de la désindustrialisation,
des minorités intellectuelles actives avaient saisi l'importance d'un
effort de préservation des traces les plus anciennes de l'ingéniosité
de l'esprit humain, et d'en établir la généalogie. Attention
donc aux crises génératrices de régressions.
Le mouvement pour la conservation du patrimoine
industriel se développe dans l'ensemble des pays industrialisés
depuis une vingtaine d'années. Il se diversifie en une pluralité
d'angles de vue sur l'objet industriel ancien: approche archéologique
muséologique, technologique, socio-historique. Il intègre
le souci de préserver certains vestiges matériels qui soient
exemplaires ou bien d'un cycle technologique, ou bien d'un système
de travail. Généralement, cycle et système constituent
soit un point terminal, soit au contraire un palier ou une étape
dans la continuité des découvertes et des améliorations
qu'elles ont entraînées, ainsi que des répercussions
qu'elles ont eues sur l'évolution des métiers.
Mais peut-on ériger cette continuité en loi universelle de l'histoire technologique ? Aujourd'hui, pédagogie et apprentissage des techniques de pointe font l'économie du détour par l'histoire de leurs spécificités. En même temps, l'évolution du travail ouvrier a présenté de telles discontinuités que la référence à une tradition a souvent été regardée d'abord comme inopérante eu égard aux savoir?faire dont il fallait se débarrasser, et ensuite comme gênante eu égard au culte de I a nouveauté ou de l'innovation vécues comme ruptures. Cet ensemble de données fait, par contraste, l'ambiguïté du mouvement actuel pour le patrimoine industriel. Les praticiens de la technique ont plus ou moins cessé de s'intéresser aux origines du développement technologique, à l'industrialisation ou aux phases d'évolution des systèmes de travail. Dès lors, c'est un public très large, sans distinction de niveau culturel, qui se réapproprie les sites industriels anciens en tant que lieux d'évocation émotionnelle, sans la prétention de ressusciter les images et les sentiments que déclenchait l'usine vivante. Souvent, l'environnement avec sa couleur locale, sa connotation folklorique ainsi que l'identité du lieu de travail et des liens de parenté suffisent à valoriser la ruine industrielle. Cependant, la recherche universitaire tente de délimiter un nouveau champ scientifique, au carrefour de méthodes et de concepts appartenant à plusieurs disciplines classiques, parfois en concurrence entre elles pour l'appropriation de ce champ. Avec un autre regard, elle vise à associer toute étude sur la civilisation matérielle avec la patrimoine social des modes de vie, comme par exemple la sociabilité dans l'usine et hors de l'usine, ou encore la sociabilité propre de telle profession par rapport à telle autre. Yvon LAMY, Hommes de fer en Périgord au XIXe
siècle, 1987 |