Réf. : 51000B55 - 23 € - 151 p.
SCEREN/CRDP de Champagne-Ardenne, 2008

Les arts du feu en Champagne-Ardenne et ailleurs

Actes du colloques international de l'APIC

Reims, décembre 2004

Réf. : 51000B55 - 23 € - 151 p.
SCEREN/CRDP de Champagne-Ardenne, 2008

Table des matières
Avant-propos
Gracia Dorel-Ferré
Introduction
Jérôme Buridant

PREMIÈRE PARTIE : UNE PRATIQUE ANCIENNE, LA MAÎTRISE DU FER ET DU FEU

Paléométallurgie du fer dans la boucle du Mouhoun
Lassina Koté

DEUXIÈME PARTIE : CONSTRUIRE AUX SIÈCLES DE L'INDUSTRIE

Les fours à chaux dans la région de Vitry-le-François
Loïc Hervé

Les tuileries de Pargny-sur-Saulx
Françoise Picot

La briqueterie de Bellevue à Saint-Imoges
Géraud Buffa

TROISIÈME PARTIE : VERRES ET FAÏENCES POUR TOUS LES JOURS

La tradition verrière dans la Marne
Nicole Fiérobe

François Jannin et l'histoire de la verrerie argonnaise
Gilles Déroche

Bayel, un patrimoine en péril
Jean-Louis Humbert

Pour un musée vivant : la faiencerie du Bois d'Épense - Les Islettes (1764-1848)
Sylvain Druet

Les collections céramiques du musée de Langres
Francis Michelot

QUATRIÈME PARTIE : LE MOBILIER URBAIN ET LES ARTS DU FEU

Pour un musée des modèles Emmanuel Thiry - De Paul Dubois à Camille Claudel, la fonte d'art au XIXe siècle à Nogent-sur-Seine
Christel Werny

Autour des Arts du Feu : La France au Chili
Jaime Migone

La fonte d'art ouralienne : diffusion de technologies et de styles européens et développement de traditions locales
E. V. Aleskseyeva

CONCLUSION

Les Arts du feu, la vision du philosophe
Didier Martz

ANNEXE

Arts du feu et programmes scolaires

 

 

-----------------------------   Avant-Propos : actualité du patrimoine

Gracia Dorel-Ferré
Présidente de l'APIC

Cette nouvelle livraison des Cahiers de l'APIC rassemble les principales communications du colloque Les Arts du Feu, qui s'est tenu à Reims en décembre 20041. Il fait suite aux cinq colloques précédents, qui avaient eu essentiellement pour objet l'agroalimentaire, l'énergie hydraulique, l'habitat 2. Ces trois thèmes étaient loin de couvrir les grandes dominantes du patrimoine industriel champardenais. Il nous manquait la métallurgie, les activités dérivées de l'extraction du sol – tuileries, briqueteries, fours à chaux, mais aussi faïenceries –, les verreries et bien sûr tout ce qui tourne autour de la fonte d'art. Chemin faisant, comme c'est maintenant une habitude établie, nous avons voulu jeter un regard du côté des autres, ailleurs en France ou sur les différents continents, afin de relativiser les données de notre environnement, et surtout de saisir les problématiques qui ne pourraient surgir de la seule étude du patrimoine local. Cette fois, nous avons demandé au Burkina, au Chili et à la Russie ouralienne les indispensables mises en perspective.
Les études sur la métallurgie champardenaise ont été nombreuses, avec une dimension patrimoniale incontestable : nous ne souhaitions pas redire ce qui avait été excellemment dit par ailleurs 3. C'est pourquoi l'attention de nos communicants s'est tournée vers d'autres domaines, d'autres champs d'étude.

Trois grands thèmes regroupaient les contributions proposées ces jours-là. Sous le titre « Construire aux siècles de l'industrie », nous avons voulu souligner l'importance des industries rurales ou dispersées, qui, profitant de ressources locales nécessaires – argiles de bonne qualité, craie – se sont consacrées à la production de tuiles, de briques, de chaux, dont le monde industriel, avec la croissance des villes, avait de plus en plus besoin.

La deuxième partie, intitulée « Verres et faïences pour tous les jours », portait l'attention sur la prolifération d'industries liées aux objets dont la diversité aide à l'amélioration de la vie quotidienne : vaisselle, verres. Là encore il s'agit d'industries dispersées, mettant à profit les ressources locales. C'est parce qu'à proximité, les argiles pouvaient avoir les qualités requises que des faïenceries se sont créées, non loin des nombreuses installations de poterie, de fabrication plus commune. Quant aux verreries, elles ont utilisé les sables locaux, mais se sont installées plutôt à proximité des voies de communication, du fait de la fragilité de leur production.

La troisième partie de notre colloque était dédiée au « Mobilier urbain » et mettait en évidence l'importance des industries métallurgiques, en particulier pour la fonte d'art, dont le marché n'a pas été uniquement national, tant s'en faut et dont les magnifiques réalisations ont été imitées partout.
Nous poursuivons de cette façon l'un de nos objectifs essentiels, qui est de cerner au plus près les manifestations de l'industrialisation, depuis les constructions les plus gigantesques jusque aux productions les plus humbles. Pour presque toutes celles qui sont étudiées ici, la révolution industrielle n'aura été que l'intensification d'un processus connu de toute antiquité : la tuile, la brique, la chaux, le verre même, sont fabriqués suivant le même principe, depuis des siècles. Seul le four change – mais c'est capital, évidemment – et avec lui, la source d'énergie et la méthode de travail. Pour la faïencerie, la fabrication reste plus proche de sa conception artisanale, jusqu'à une époque récente. Quant à la fonte, le principe de la production à partir du modèle et du moule est aussi une pratique ancienne. Pas de vraie rupture, donc, pas de révolution, mais des innovations qui permettent un saut technologique tel que la production en série devient plus importante, pour satisfaire la demande du marché, toujours plus gourmand.
Car la production industrielle existe depuis très longtemps, depuis que les hommes ont commencé à produire non pour consommer mais pour vendre. On peut à ce propos avancer le concept de situation industrielle, c'est-à-dire de production qui a tous les caractères d'une production industrielle – en série, avec des outils finalisés et une répartition des tâches, le tout pour un marché lointain – sans que celle-ci agisse sur le système englobant, que ce soit celui des grands chasseurs ou des sociétés agraires historiques. Travailler dans cette optique nous permet d'échapper à une sorte de fatalité qui conduit les sociétés nomades vers la sédentarisation et l'artisanat vers l'industrie, dans une vision progressive de l'Humanité. Cette vision linéaire des choses doit être abandonnée. Nous savons aujourd'hui que des sociétés nomades ont vécu et se sont développées parallèlement aux sociétés sédentaires et qu'elles ont manifesté un haut degré de civilisation. Nous savons aussi que la néo­lithisation n'a pas précédé obligatoirement les sociétés métallurgiques. C'est en particulier le cas de l'Afrique subsaharienne. Pour illustrer cette diversification de nos approches, nous avons placé en tête du volume les résultats de campagnes de fouilles récentes au Burkina Fasso : l'étude du patrimoine industriel, délaissé jusqu'ici, nous donne des éléments appréciables de réflexion sur la façon dont il faut réécrire l'Histoire.

Nouveaux domaines, mieux explorés grâce aux méthodes et aux problématiques relevant du patrimoine industriel, et qui, pris ensemble, constituent une nouvelle histoire du travail des hommes... Voilà des résultats non négligeables pour une meilleure connaissance des sociétés dans le passé. Mais ces résultats sont loin de nous satisfaire. Le patrimoine que nous avons détecté est très fragile : il est le survivant de destructions systématiques. Il n'est que de prendre le cas des briqueteries, nombreuses sur tout le territoire de la région : elles ont presque toutes disparu, n'en témoignent que les collections de cartes postales du début du xxe siècle. D'autres activités ont souffert de regroupements, ou encore de changements de modes de vie. C'est le cas du château Gilardoni, construit près des installations de fabrication des tuiles et déserté aujourd'hui malgré ses indéniables qualités architecturales et décoratives. Mais que penser des difficultés que l'on rencontre pour conserver et met­tre en valeur des collections spectaculaires et de grande valeur comme sont le site de la faïencerie des Islettes ou la verrerie de Bayel ? Car ce patrimoine mis en évidence, étudié, doit aussi être valorisé suivant des techniques maintenant connues : musées de site, écomusées, centres d'interprétation... Or, la Champagne-Ardenne manque cruellement de tout cela Deux communications insistent sur la nécessité de mettre en valeur le patrimoine de la fonte d'art. Peut-être le futur musée de Nogent-sur-Seine, éperonné par le souvenir du passage de Camille Claudel, trouvera-t-il des conditions meilleures pour évoquer une production champardenaise, la fonte d'art, dont la renommée fut mondiale, il y a à peine un siècle ? Nous avons fourni le diagnostic ; à la société civile, maintenant, de s'emparer du problème... et de le résoudre.

- Notes -

  1. Le colloque s'est déroulé le 4 décembre 2004, à la médiathèque de Reims, où la veille, le philosophe Didier Martz avait prononcé une stimulante conférence autour du thème ; le lendemain, 5 décembre, le colloque s'est déplacé au musée Le Vergeur, où nous avons été accueillis par Dominique Néouze. Anne-Françoise Garçon, professeur à Paris 1-La Sorbonne, était notre invitée et a prononcé les conclusions des travaux. Voir le programme, tel qu'il a été élaboré, sur le site de l'APIC : www.patrimoineindustriel-apic.com
  2. Rappelons les cinq colloques précédents qui ont donné lieu à un volume des Cahiers de l'APIC : le colloque de Reims, en 1998, a fourni la matière du premier opus des Cahiers : Le patrimoine de l'agroalimentaire, en Champagne-Ardenne et ailleurs (2000) ; le colloque de Sedan, en 2000, forme le deuxième opus : L'eau industrielle, l'eau industrieuse (2002) ; le troisième rassemble les travaux du colloque co-organisé avec le Foyer Rémois, en 2000 : La cité jardin, une histoire ancienne, une idée d'avenir (2002) ; le quatrième présente les travaux du colloque de Troyes, de 2001, Habiter l'industrie (2004) ; le cinquième, ceux du colloque d'Aÿ, en 2002 : Le patrimoine des caves et des celliers, en Champagne-Ardenne et ailleurs (2006).
  3. Pour une bibliographie générale, on se reportera à celle qui figure dans : D08EL-FERRÉ, G. (dir), Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne, Reims, 2005. Parmi les spécialistes de la métallurgie champardenaise, signalons les travaux de René Colinet pour les Ardennes et de Philippe Delorme pour la Haute-Marne.
  4. L'histoire de l'Afrique est reconsidérée, depuis quelques années, malgré les difficultés dues à plus d'un siècle de pillage des richesses culturelles Jusqu'aux armées soixante-dix, on avait, dans le meilleur des cas, des appréciations esthétiques, où le bel objet était en quelque sorte le fruit d'un obscur génie. La grande exposition Vallées du Niger (Paris, 1993-1994) a permis d'approcher la culture de sociétés aussi anciennes que l'Égypte pharaonique, essentiellement fondées sur la maîtrise de la métallurgie. Voir le catalogue, somme incontournable, publiée par la Réunion des musées nationaux, à cette date.
  5. Notons toutefois la mise en chantier d'un écomusée de la boulonnerie à Bogny-sur-Meuse, à l'heure où nous écrivons ces lignes.

 

-----------------------------   Introduction

Jérôme Buridant
Maître de conférences
à l
'université de Reims Champagne-Ardenne

Depuis la nuit des temps, le feu exerce sur l'esprit humain une peur et une fascination des plus profondes. Transcendant ses appréhensions, l'homme a, au fil des siècles, réussi à dompter cette flamme redoutée pour s'en faire un allié et lui offrir à la fois la chaleur du logis, la cuisson des aliments, et un outil pour transformer l'espace et la matière.

Les connaissances anciennes, consacrées par Platon, Empédocle et Aristote, voyaient dans le feu l'un des quatre éléments. Possédant une science secrète, hermétique, le maître du feu détenait alors, comme le médecin, des dons spagyriques, capables de tour à tour désunir et rassembler les atomes. Il n'y avait qu'un pas à franchir pour passer à l'alchimie, ce savoir ésotérique qui confinait à la fois à la thérapeutique, par la recherche de la panacée universelle, et à la métallurgie, par la croyance en la possibilité de transmutation des métaux. Ce lien occulte ne commence à être rompu qu'à la fin du XVIe siècle, par les travaux de Georg Bauer et de Bernard Palissy. Le premier, plus connu sous son nom latinisé d'Agricola, présente dans douze livres publiés à Bâle en 1546, sous le titre de De re metallica, un premier traité d'exploitation des mines et de traitement des minerais. Le second, dans son Discours admirable de l'art de la terre, de son utilité, des émaux et du feu, apporte pour la première fois une présentation rationnelle, fondée sur l'expérimentation des techniques de la céramique. Mais les dogmes ont la vie dure. La théorie de la matière, à l'origine de toute la science phlogistique, n'est seulement ruinée qu'à la fin du XVIIIe siècle par Antoine-Laurent de Lavoisier. Ces croyances durables expliquent en grande partie l'importance des privilèges accordés aux maîtres du feu. Les arts du feu restent longtemps des arts extra-ordinaires, initiatiques, fermés à la connaissance du commun des hommes. Ce sont des arts supérieurs qui, comme l'exercice de la médecine ou de l'enseignement, ne dérogent pas à la noblesse. Avant la rupture révolutionnaire, ils restent ainsi bien souvent l'apanage de gentilshommes, verriers ou sidérurgistes, de capitaines d'industrie plus ou moins en rupture de ban, toujours en marge de l'honnête société des bonnes villes du royaume.

En réalité, les arts du feu reposent longtemps sur un savoir empirique. En l'absence de protocoles scientifiques d'expérimentation, les techniques mises en oeuvre s'appuient sur une mise au point longue et laborieuse, sur un savoir-faire transmis de génération en génération, sans cesse amélioré au fil des revers et des échecs. La diffusion de ce savoir se fait ensuite, progressivement, par l'essaimage des établissements industriels, sinon par les déplacements des ouvriers, conduisant à des transferts de technologie sur de longues distances. Après la guerre de Cent Ans, sur des espaces en pleine reconstruction, les sidérurgistes de la principauté de Liège diffusent ainsi la technique nouvelle du haut-fourneau, découverte quelques générations plus tôt. Contrairement aux bas fourneaux médiévaux, qui exigeaient un minerai à haute teneur en fer (plus de 50 %), cette méthode fournit un produit de bien meilleure qualité en employant des minerais beaucoup moins riches. En moins d'un siècle, la Thiérache, l'Argonne, les terres haut-marnaises deviennent d'importants foyers d'industrie, tout comme la Normandie. Au XVIIP siècle, ce sont les méthodes comtoises, moins gourmandes en combustible, n'utilisant qu'un seul foyer pour la fonte et l'affinage, qui se généraliseront sur les mêmes bases, quoique sur une moins vaste échelle. A l'époque moderne, les établissements verriers qui parsèment la Thiérache et l'Argonne sont souvent issus de la migration de familles lorraines, voire italiennes, parfois elles-mêmes héritières d'industriels venus de Normandie ou de Bohème. Mais les transferts technologiques peuvent emprunter d'autres voies : dans la seconde moitié du XVIP siècle, le savoir-faire de la Manufacture royale des glaces, créée au faubourg Saint-Antoine à Paris en 1665 mais délocalisée à Saint-Gobain en 1692, est, de son côté, en grande partie issu d'ouvriers débauchés de Murano. L'intelligence économique et le renseignement industriel ne datent pas d'hier.

Résultats d'échanges et de transferts européens, ces arts sont aussi le produit d'une géographie et d'un terroir. Derrière une implantation industrielle se cache la quête des meilleures matières premières, des produits les plus purs. Il y a les argiles siliceuses des faïenceries, les kaolins et les talcs des porcelainiers, les minerais de fer des sidérurgistes, les sables siliceux des verriers, et toujours les marnes et les argiles plastiques des tuileries et des briqueteries, aussi précieuses pour la réfection des fours et des fourneaux quels qu'ils soient. Avec cette quête, il y la connaissance intime d'un pays, et peut-être aussi l'amour de la terre.

La maîtrise du feu suppose enfin celle des températures. Que la cuisson soit trop faible, et le produit devient souvent fragile et altérable ; qu'elle soit trop forte ou trop brutale, et l'ensemble de la fournée peut être perdue ; que le refroidissement soit mal contrôlé, et c'est la qualité du produit — et la satisfaction des acheteurs qui sera compromise. La montée et le maintien en température, étroitement dépendants du savoir-faire de l'industriel, sont bien sûr permis par la technique. Les fours verriers horizontaux, dits à l'allemande, ou verticaux, dits à l'italienne, parsemés de percements d'aération, permettent ainsi d'atteindre des chaleurs extrêmes. La fonte des hauts-fourneaux « wallons » est renforcée, quant à elle, par l'action d'immenses soufflets mus par l'énergie hydraulique. Mais ces possibilités technologiques ne peuvent valablement jouer que par une connaissance extrêmement poussée des potentialités des combustibles. Dans la France continentale, jusque loin dans le XIXe siècle, les cuissons et les fusions sont majoritairement dominées par le bois. Mais les industriels ne font pas pour autant feu de tout bois. C'est par une succession subtile d'essences différentes, préalablement transformées en charbon ou débitées et fendues selon des normes des plus précises, que seront atteintes les chaleurs attendues. Tous les bois ne se valent pas et la ménagère, au soin du foyer, sait déjà, à son échelle, sélectionner les bûches pour avoir selon ses besoins un feu vif et ardent, un feu doux et couvant, de longues braises qui tiendront des heures.Pour l'industrie, ce savoir pratique est naturellement affiné,

"Glaces, l'opération de Verser et de Rouler" planche XXIV Manufacture des Glaces" - L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

dépassé, sublimé. Avant les années 1930, quand se développe l'utilisation de fours métalliques permettant d'employer des ouvriers inexpérimentés, la confection du charbon de bois reste un exercice technique difficile, confié à des spécialistes. Les meules, appelées localement des faudes, sont confectionnées avec un bois de petit calibre, la charbonnette, généralement de charme, de hêtre et de chêne, mais aussi de frêne, de cornouiller, d'alisier ou de tilleul. Selon l'habilité du charbonnier à maîtriser la carbonisation, le charbon est plus ou moins cuit, plus ou moins léger, avec des aptitudes industrielles fort variables. Employé surtout dans la sidérurgie, le charbon est abandonné au profit du bois-bûche lorsque sont nécessaires des feux plus vifs, par exemple dans la verrerie. Le bouleau donne des feux extrêmement vifs, mais souvent très courts, en raison de sa faible densité : il est donc surtout employé pour monter rapidement en chaleur. Pour tenir les cuissons, il faut surtout employer le charme et le hêtre, qui conjuguent ardeur et durée. Le chêne dégage une chaleur assez forte, mais sa tendance à la carbonisation le fait rejeter des foyers. Le frêne, l'aulne, l'érable, sont d'un intérêt plus limité, et sont surtout utilisés en complément. Dans les régions où ils sont disponibles, les résineux peuvent enfin être appréciés. En dépit de l'opinion commune, ils possèdent un pouvoir calorifique supérieur à celui des feuillus, même si, à cause de leur plus faible densité, leur rendement comme bois de feu reste inférieur.

Les contraintes énergétiques, longtemps modérées à des époques où les densités humaines et industrielles restaient faibles, deviennent avec le temps déterminantes. Entre 1650 et 1870, quand s'accroissent la pénurie ligneuse et la crise forestière, les potentialités en bois deviennent le facteur essentiel expliquant la répartition industrielle. Dans la partie septentrionale de la France, l'industrie est progressivement exclue de l'aire d'approvisionnement en bois de chauffage de la capitale, pour se concentrer sur les marges du Bassin parisien comme la Thiérache, l'Argonne, le Barrois, le Bassigny ou le Châtillonnais. L'importance du réseau industriel, les surcoûts liés à l'importation des houilles, la prégnance des savoir-faire traditionnels, retardent de plusieurs générations le passage au charbon de terre. En 1857, les deux premiers départements sidérurgiques de France pratiquent encore la fonte au bois : la Haute-Marne, suivie de la Haute-Saône. Bon an mal an, ils produisent encore à eux seuls plus d'un cinquième de la production nationale. L'arrivée du chemin de fer, la « Grande dépression » de 1873-1896, la concurrence de la Lorraine après l'invention du procédé Thomas (1876), permettant de traiter les fontes phosphoreuses, précipiteront son effondrement en près d'une décennie, en parallèle avec celui de la majeure partie de la proto-industrie française. Après de longs balbutiements, et des essais techniques souvent marqués par l'insuccès, l'industrie s'engage désormais massivement dans la filière houillère. L'implantation des industries du feu repose désormais sur d'autres logiques, comme les réseaux de transports, le coût de la main-d'oeuvre ou la proximité du marché.

L'industrie ancienne, pour autant, n'ignore pas le marché. Certains historiens, comme Daniel Roche, ont bien montré que la consommation n'est pas uniquement un phénomène contemporain né avec la Révolution industrielle et démultiplié durant les Trente Glorieuses ; elle est apparue progressivement à l'époque moderne, pour toucher tour à tour l'ensemble de la population. A l'époque médiévale, les forges cisterciennes fournissent encore un fer coûteux et rare, réservé à de parcimonieux usages, surtout employé pour l'outillage et l'armement. A partir du XVle siècle, les inventaires après décès font apparaître une multiplication des objets liés au foyer, comme les contrecoeurs, contre-feux ou plaques de cheminée, les chenets et les chevrettes, les hâtiers et les landiers de cuisine, les marmites, les broches et tournebroches, coquilles et lèchefrites... La démocratisation des ustensiles métalliques est le résultat direct des progrès sidérurgiques, conduisant notamment à l'abaissement des coûts de production de la fonte.

Au XVIle siècle, c'est surtout l'industrie verrière qui élargit considérablement son éventail de production. Les verreries dites de menu-verre, qui produisent des objets par soufflage, offrent des types de produits de plus en plus étendus, qui répondent aux goûts mouvants du marché : verrines moulées, verres à pied, flacons de formes variées, carafons, guédoufles et autres fioles, en passant par les écuelles, les bocaux et les encriers... L'art même s'empare de cette nouveauté : des peintres de vanités comme Lubin Baugin, des artistes comme les frères Le Nain représentent à l'envi des verres à olive, à travers lesquels filtre la lumière. La gamme offerte par les arts du feu s'élargit bien plus encore au siècle suivant. Des verreries comme celles de Saint-Gobain peuvent offrir désormais des verres coulés, de bien plus grande taille, de grands miroirs qui orneront les manteaux des nouvelles cheminées. Des verreries de menu-verre comme celles du massif argonnais généralisent la production des bouteilles destinées à l'exportation des vins de qualité, comme le champagne à partir de 1728. Au milieu du XVIIle siècle, ce sont déjà des centaines de milliers de bouteilles qui peuvent être expédiées chaque année par les principaux établissements verriers, dans les régions viticoles du royaume. Dépassant l'alternative entre une vaisselle de bois et de terre, réservée aux rustres, et une vaisselle d'étain et d'argent pour les plus puissants, faïenciers et porcelainiers offrent désormais aussi une gamme élargie de produits, à une clientèle de plus en plus variée. Commence le temps pour les plus riches des gigantesques services de table, où l'apparat l'emporte sur la nécessité, et pour les plus modestes de la vaisselle du dimanche et des assiettes de mariage exposées sur de hauts dressoirs. Cette période correspond enfin à l'introduction en France de la technique du verre au plomb, inventée par le Britannique George Ravenscroft vers 1675. Avec le cristal apparaît un autre rapport au verre, lumineux et sonore. Avec le Siècle des lumières, le monde découvre un nouvel art de vivre, encore élitiste mais qui, au fil du temps et à la faveur de la croissance économique, semble de plus en plus accessible.

Le XIXe siècle et sa « révolution industrielle », plus qu'une mutation qualitative, opère surtout un changement d'échelle. La rationalisation progressive de la fabrication, le jeu de la concurrence, la modération salariale, l'augmentation des capacités de production abaissent inéluctablement les coûts – ce dont témoigne parfaitement la baisse des prix de gros de 1815 à 1896 – au profit d'un considérable élargissement, géographique et social, du marché. Le XIXe siècle a ceci de paradoxal qu'il associe la dureté et la précarité du travail ouvrier à la démocratisation progressive de la consommation. Pour exemple, l'usage du poêle, d'abord en fer blanc puis en fonte, se généralise. Technique venue d'outre-Rhin au XVIIle siècle, ce mode efficace de chauffage reste longtemps le privilège du monde urbain et demeure confiné aux frontières septentrionales du pays. Dans la seconde moitié du siècle suivant, des industriels comme Jean-Baptiste Godin à Guise inondent le marché en proposant des appareils de toutes tailles, particulièrement polyvalents. Le poêle à charbon peut désormais rentrer dans les foyers les plus modestes. Pour les mêmes raisons s'élargit en même temps la gamme des objets de consommation courante, en tôle émaillée ou en fer blanc, comme les casseroles, bidons et gamelles qui feront l'ordinaire du manœuvre comme du soldat de la Grande Guerre... La fonte d'art, qui se développe en Champagne et dans la proche Lorraine, s'éloigne sans doute de ces contingences, mais elle apporte aussi une réponse technique à des besoins nouveaux.

Pour toutes ces raisons, la Champagne et l'Ardenne ont longtemps figuré parmi les premières régions industrielles françaises, héritant d'un patrimoine des plus riches et des plus variés. Tout l'intérêt de ce très beau colloque est de ne pas se limiter à une vision régionale, voire régionaliste, mais d'enrichir les problématiques par de nombreux comparatismes européens et mondiaux. Il apporte une première synthèse, utile et féconde, qui peut poser les bases de l'action future, tant sur le plan de la recherche que sur celui de la sauvegarde et de la mise en valeur des anciennes industries du feu. Depuis une ou deux décennies, une prise de conscience générale de l'importance de ce patrimoine, tant immobilier que mobilier, s'est progressivement fait jour dans cette région, et le rayonnement de l'APIC n'y a pas faiblement contribué. Cette prise de conscience s'est traduite par d'importants efforts d'inventaire, de classement et de diffusion de l'information, par la sauvegarde et la mise en valeur de sites et de collections, comme par la généralisation de la formation des acteurs du patrimoine, futurs ou actuels. Au milieu du gué, un long chemin reste encore à franchir. Les enjeux restent grands. Dans un contexte économique difficile, c'est la sauvegarde du patrimoine et du savoir-faire d'entreprises en difficulté qui peut être en cause. C'est aussi la récupération des archives d'entreprises qu'il faut parfois effectuer dans l'urgence, avec des moyens inadaptés. De manière plus modeste, c'est la préservation de tout un petit patrimoine, tuileries, fours à chaux, aménagements hydrauliques connexes, qui a fortement marqué nos paysages ruraux et qui est aujourd'hui menacée. Sur le plan historique, c'est aussi la compréhension de l'insertion de ces entreprises dans un tissu social et économique, dans un système énergétique et technique, qui reste à comprendre et à mettre en valeur. L'ampleur de la tâche à accomplir impose donc de faire des choix, parfois difficiles, en ayant bien à l'esprit qu'il est utopique de vouloir « mettre sous cloche » l'ensemble du passé. Ce patrimoine ne pourra être préservé que s'il continue à participer à la vie des populations locales, en s'adaptant au fil des générations aux besoins des hommes.

 

 -----------------------  Les Arts du feu, la vision du philosophe

Didier Martz

« La flamme d'une chandelle faisait penser les sages.
Elle donnait mille songes au philosophe solitaire...
A côté des livres qui instruisent lentement,
la flamme d'une chandelle. »
(Bachelard, Psychanalyse du feu)

Introduction

Se livrer, à propos d'un colloque sur les Arts du feu, à une psychanalyse peut paraître incongru. L'art dont il est question ici est celui d'une technique, la techné, la poïesis d'Aristote. L'objet technique — et les savoirs qui l'accompagnent —, nous rend « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes). Dans cette démarche de maîtrise, sont écartés tous les éléments mythique et symbolique, ou encore magique, afin de gagner en efficacité et en rigueur. Ainsi, la technique, l'objet technique, la technologie (dernier avatar de la technique), se présentent dépouillés et neutres. Ne resteraient alors que la pure et froide rigueur des concepts, des méthodes et des matériels. A ne considérer que l'objet, quoi de plus neutre en effet qu'un fourneau, une technique de fonte ou de vernissage ?

Mais l'objet technique (ou « technicisé ») a, lui aussi, sont « inconscient ». Pur, débarrassé de ses éléments symboliques, de son inconscient, l'objet n'existe pas. Merleau-Ponty disait des objets qu'il appelait culturels, et plus particulièrement des objets fabriqués (voitures, chaises, fourchettes...), qu'ils émettaient « une atmosphère d'humanité ». Et d'ajouter : « Un esprit objectif habite les vestiges et les paysages. Comment cela est-il possible ? Dans l'objet culturel, j'éprouve la présence prochaine d'autrui sous un voile d'anonymat» (Phénoménologie de la perception). Ainsi l'objet nous met en rapport avec un autre qui l'a conçu, fabriqué puis distribué. Il nous fait entrer en contact avec une époque. Il organise l'espace social autour de lui, obligeant les individus à se placer par rapport à lui. Par exemple aujourd'hui, le poste de télévision organise l'espace domestique autour de lui. L'objet introduit de la distance entre l'individu et la réalité matérielle. Il devient un intermédiaire, parfois un intermédiaire puissant. L'introduction de la fourchette signe la fin d'un rapport corporel à la nourriture.

L'objet et la technique qui l'accompagne mettent ainsi en scène divers éléments : une matière, des hommes et des femmes, un vocabulaire, une hiérarchie qui désigne la grandeur et la petitesse des choses, le noble et l'ignoble, des valeurs, des symboles. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne le feu : le symbolisme, malgré toutes les dispositions qui visent à le masquer et le neutraliser, reste puissant.

Le feu est un objet naturel. Pour les besoins de la cause humaine, notamment la survie, il est devenu un objet culturel. A ses fonctions premières de chauffer, réchauffer, cuire, d'autres sont venues s'ajouter : il est devenu un moyen pour fabriquer, guerroyer, épouvanter ou récemment un élément de décoration avec le « feu de cheminée ». Culturel encore par les symboles qui sont venus s'y attacher (sans doute que la symbolique fut première avant l'usage). Comme pour la plupart des phénomènes naturels, les dieux ne sont jamais loin. Nous pouvons imaginer combien les premiers hommes devaient être impressionnés ou épouvantés par le feu et ses diverses manifestations (que l'on songe à la foudre, vite attribuée à la colère de Zeus).

Inutile d'aller plus loin pour déceler dans n'importe quel objet, et en particulier le feu. les signes de la présence d'autrui, autrui étant ici, et pour dire vite, comme un « inconscient collectif» et archétypal.

C'est donc à des éléments divers que le feu renvoie. Concrets : flamme, braise, étincelle. foudre. éclair. incendie, foyer, etc ; qualifiants : lumineux, doux, chaud, ardent, digérant, sec, brûlant. et même humide : fonctionnels : forge, cuisine, incinération, coction, fusion, crémation, etc ; anthropocentriques : le feu dévore.

se nourrit. s'alimente, couve ; psychologiques et sexuels : on s'enflamme, brûle d'amour, se consume, (le parler populaire dit aussi bien d'une chienne amoureuse qu'elle est « en chaleur» que d'une fille trop excitante qu'elle est une « allumeuse »)... Ainsi le feu, dans le « parler ordinaire » reste-t-il encore empreint de valorisations primitives et demeure-t-il dans une zone où se mêlent des savoirs théoriques et empiriques, des intuitions, des émotions. L'imagination, « maîtresse d'erreurs et de faussetés » (Pascal) sape l'objectivité, décuple la subjectivité.

Pour tenter de lever le voile sur cette fausse nudité du feu et de ses techniques, j'ai invité, pour l'ouverture de ce colloque, un auteur, Gaston Bachelard. Parce qu'il établit un lien étroit, dans toute son oeuvre, entre rationalité, philosophie et imaginaire. Il est à la fois le scientifique, l'épistémologue et le poète. Il est en quelque sorte l'homme de notre hypothèse, à savoir qu'il n'y a pas de « fumée sans feu » ; qu'il n'y a pas de techniques, de savoirs aussi épurés soient-ils, qui ne tombent sous le coup d'un symbolisme ouvert ou latent qui les travaillent.

Bachelard, l'historien des sciences, est aussi le philosophe de l'imagination matérielle qui cherche à constituer la rêverie en système dans une approche rationnelle. Penseur double, toute sa carrière est placée sous des signes contradictoires : le masculin et le féminin, le concept et l'image, l'animus et l'anima. Lisons-le.

« C'est à l'animus qu'appartiennent les projets et les soucis, deux manières de ne pas être présent à soi-même. À l'anima appartient la rêverie qui vit le présent des heureuses images. Dans les heures heureuses, nous connaissons une rêverie qui se nourrit d'elle-même, qui s'entretient comme la vie s'entretient. Les images tranquilles, dons de cette grande insouciance qui est l'essence du féminin, se soutiennent, s'équilibrent dans la paix de l'anima... La rêverie pure, comblée d'images est une manifestation de l'anima... En tous cas, c'est dans le royaume des images que, philosophe songeur, nous cherchons les bienfaits de l'anima. Les images de l'eau donnent à tout rêveur des ivresses de féminité... Mais le philosophe au travail, dans la clarté lumineuse du jour, suit les chemins que dessine l'animus : je ne suis pas le même homme selon que je lis un livre d'idées où l'animus se doit d'être vigilant, tout prêt à la critique, à la riposte, ou bien si je lis un livre de poète où les images doivent être reçues dans une sorte d'accueil transcendantal des dons. » (Poétique de la rêverie)

Aussi ne faut-il pas « voir la réalité telle que je suis » annonce Bachelard empruntant à Valéry — en exergue de son livre La Psychanalyse du feu. En effet : « Il suffit que nous parlions d'un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l'objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu ; nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l'apparence d'un savoir. Mais la source initiale est impure : l'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait l'objectivité scientifique n'est possible que si l'on a rompu avec l'objet immédiat, si l'on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objection, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude objective. S'il s'agit d'examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas notre vie, qui ne souffre d'aucune de nos peines et que n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c'est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits. Il faut donc opposer à l'esprit poétique expansif, l'esprit scientifique taciturne pour lequel l'antipathie préalable est une saine précaution . »

Nous allons donc nous livrer avec lui à une psychanalyse du feu. […]

 

 

Article de l'Union (15 décembre 2008)