CONTRIBUTIONS

Le Patrimoine industriel de Champagne-Ardenne - Les racines de la modernité

dédié à

Louis Bergeron,

dont le séminaire à l’Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris, a tant fait pour la défense et l’illustration du patrimoine industriel,

a été réalisé sous la direction de

Gracia Dorel-Ferré

À partir des contributions des auteurs dont les noms suivent par ordre alphabétique :

 

  • Anikinow, Marie-José
  • Bastin-Landureau, Francine
  • Baudoin, Catherine
  • Beaucousin, Jean-Pierre
  • Bigorgne, Didier
  • Coistia, Michel
  • Colinet, René
  • Dandrimont, Jean-Paul
  • Delavaux, Pascal
  • Delorme, Philippe
  • Demessemaccker, Martine
  • Dorel-Ferré, Gracia
  • Druet, Sylvain
  • Duquénois, Jean-Marie
  • Fiérobe, Nicole
  • Génaux, Philippe
  • Guyenet, Jean-Noël
  • Hauty, Jean-Paul
  • Henry, Delphine
  • Hervé, Loïc
  • Heurtefeu Liliane
  • Humbert, Jean-Louis
  • Husson, Hubert
  • Iglesias, Antonio
  • Jonet, Bruno
  • Lafarge Frédéric
  • Lagille-Dutard, Ariane
  • Lambart, Christian
  • Lassaux, Bruno
  • Lebrun, Daniel
  • Lebrun, Didier
  • Leroy, Francis
  • Marby, Jean-Pierre
  • Maréchal, Jean-Pierre
  • McKee, Denis
  • Michelot, Francis,
  • Moline, Rachel
  • Muller, Elisabeth
  • Néouze, Dominique
  • Nolleau, Gilbert
  • Nolleau, Marie-Thérèse
  • Ottavio, Sandra d’
  • Picot, Françoise
  • Pinchedez, Jean-Michel
  • de Polignac, Prince Alain
  • Renard, Alain
  • Rigaud, Olivier
  • Roche, Philippe
  • Saint-Bastien, Jean-François
  • Salach, Marc
  • Thiry, Emmanuel
  • Totot, Jean-Marie
  • Toupance, Pierre-Dominique
  • Tourtebatte, Philippe
  • Valli, Nicolas
  • Verbeke, Rodolphe
  • Vergé, Bertrand
  • Vidonne, Florence
  • Voluer, Philippe
  • Werny, Christel

 

Et avec l’aide efficace des institutions et organismes suivants :

 

  • ADAGP
  • Archives départementales de l’Aube
  • Archives départementales de la Haute-Marne
  • Archives départementales de la Marne
  • Archives départementales des Ardennes
  • Archives municipales d’Épernay
  • Association pour l’histoire des chemins de fer de France
  • Association renaissance de l’abbaye de Clairvaux
  • Bibliothèque de la base aérienne 112
  • Bibliothèque de Sézanne
  • Bibliothèque nationale de France
  • Champagne Deutz
  • Champagne Pommery-Vranken
  • CIVC
  • CNAM/CNUM
  • Comité départemental du tourisme des Ardennes
  • CPIE Soulaines
  • Direction régionale des affaires culturelles
  • Forges de Saint-Brnard
  • Les Amis du vieux Mouzon
  • Réseau des bibliothèques de Reims
  • Musée d’art et d’histoire de Langres
  • Musée de Chaumont
  • Musée de l’Ardenne
  • Musée de la BA 112 et de l’Aéronotique locale
  • Musée de la coutellerie de Nogent
  • Musée de Vendresse
  • Musée du cidre du pays d’Othe, Eaux-Puiseaux
  • Musée du feutre de Mouzon
  • Musées d’art et d’histoire de Troyes
  • Office de tourisme de Vitry-le-François
  • Office du tourisme de Bayel
  • ORCCA
  • Parc de la Montagne de Reims
  • Société des amis du vieux Reims/Musée le Vergeur
  • Ville d’Épernay
  • Ville de Culmont-Chalindrey
  • Ville de Nogent-sur-Seine
  • Ville de Romilly
  • Ville de Saint-Dizier
  • Ville de Troyes

Nous remercions, pour leur précieuse collaboration, tous ceux qui ont souhaité garder l’anonymat ; pour leurs critiques avisées, Louis Bergeron, Gérard Dorel, Véronique Fruit et Dominique Néouze ; pour la relecture tout particulièrement Élodie Longère ainsi qu’Isabel Frances, Maryline Morais et Frédérique Petit ; enfin pour sa recherche documentaire, Arnaud Sauer.

La coordination a été assurée et la documentation rassemblée par :

Liliane Heurtefeu et Delphine Henry

La maquette, la réalisation graphique et la cartographie sont dues à

Robert Havez

 

PREFACES

Jean-Paul BACHY

Président de la Région Champagne-Ardenne

L’Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne est un ouvrage scientifique de haut niveau. Il éclaire l’enjeu de mémoire que représente l’histoire industrielle de la région. Il doit aussi nourrir la réflexion de ceux qui s’attachent à préparer l’avenir.

On y mesure l’ampleur du défi historique qu’affronte notre territoire. Depuis trente ans, la désindustrialisation massive que subit la Champagne-Ardenne constitue une rupture brutale avec une évolution pluriséculaire. En l’espace d’une génération, ce sont non seulement les sites industriels de la région, mais aussi l’ensemble de l’organisation sociale et du système de représentations qui s’attachaient à ce qu’il est convenu d’appeler « la civilisation industrielle » qui ont été affectés. Pourtant la lecture de ces pages confirme que les atouts dont dispose la Champagne-Ardenne pour relever ces défis sont durablement inscrits dans notre patrimoine régional.

La culture industrielle et entrepreneuriale en Champagne-Ardenne a des racines qui remontent à loin. Nous découvrons dans cet atlas la « geste des grands capitaines d’industrie » et des entrepreneurs doués d’une capacité d’innovation et de créativité, qui ne s’est jamais démentie au fil des générations. Nous mesurons aussi combien le développement industriel de notre région s’est adossé sur le potentiel et la diversité de nos ressources naturelles. L’eau, le bois, le positionnement géographique au centre des réseaux de communication, alliés à une main-d’œuvre industrieuse, ont permis de faire de notre région, durant plus de trois siècles, un des hauts lieux du développement européen. Les mêmes talents et les mêmes ressources, qui hier ont fait de la Champagne-Ardenne une terre d’innovation, doivent aujourd’hui être mobilisés pour tracer un nouvel avenir.

Le modèle de développement fondé sur l’énergie fossile et le machinisme s’essouffle. Il faut préparer des modèles de substitution. Demain, ce sont les ressources naturelles renouvelables, les grandes cultures, la forêt, les énergies naturelles, qui contribueront à nos besoins quotidiens. Ces ressources abondent en Champagne-Ardenne. Désormais, les industriels, les chercheurs, les centres universitaires de la région s’associent, à travers la démarche du « pôle de compétitivité », pour valoriser ce patrimoine naturel et réaliser « la raffinerie végétale » dont une économie respectueuse d’amélioration de l’environnement a besoin. C’est en fait une nouvelle page de l’histoire industrielle régionale qui s’ouvre.

Je suis convaincu que le patrimoine industriel de la région est un élément important de notre développement touristique et de notre attractivité. Déjà le Conseil Régional a contribué à sa valorisation en accompagnant de nombreuses opérations de réhabilitation réussie. Il y a certainement encore beaucoup d’efforts à accomplir pour systématiser ces démarches et rendre ce patrimoine plus visible et plus accessible au grand public.

Je remercie l’Inspection Pédagogique Régionale d’Histoire-Géographie et plus particulièrement Madame Gracia Dorel-Ferré et tous les auteurs d’avoir entrepris la réalisation de cet ouvrage qui constitue l’aboutissement de plus de quinze ans de travaux. Il contribue fortement à la réflexion sur le passé… et donc sur l’avenir de notre région.

 

Ali BENCHENEB

Recteur de l’Académie de Reims

Les contenus scientifiques présentés par cet Atlas du patrimoine industriel de la Champagne-Ardenne sont le résultat d’une quinzaine d’années de travaux menés par l’Inspection pédagogique régionale d’Histoire-Géographie, dans le contexte des actions de formation de la MAFPEN puis de l’IUFM, suivant les axes que mes prédécesseurs et moi-même avions déterminés. La procédure est assez originale pour être rappelée ici.

Démarrées en 1990, trois équipes académiques volontaires se sont donné pour tâche de démontrer l’utilité pédagogique des sujets d’étude portant sur le patrimoine industriel. L’usine voisine, la cité ouvrière, la maison patronale devenaient ainsi des moyens simples et concrets pour entrer dans l’histoire des siècles industriels. Une université d’été, qui s’est tenue au lycée de Bazeilles en 1995 a fait une première synthèse de ces travaux. Il s’est avéré que la validité pédagogique était manifeste et les parties prenantes à cette expérience avaient mis en évidence la richesse renouvelée des contenus. En effet, les exemples locaux permettaient de réviser les idées communément admises et apportaient addenda et corrigenda au concept de révolution industrielle.

Par la suite, à la demande du Recteur, une association a été créée, qui devait diffuser les premières conclusions et promouvoir des recherches à travers des manifestations telles que colloques et publications. C’est ainsi que naquit l’APIC, Association pour le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne. Depuis 1997, date de sa fondation, six colloques internationaux ont été tenus dans divers lieux de la région, dont quatre publications rendent comptent. Parallèlement, des stages de formation ont diffusé les méthodes et les contenus dans toute l’Académie. Enfin, entre 2001 et 2003, un groupe de formation par la recherche a réuni une équipe inter-catégorielle qui, poussant encore plus avant la démonstration, se donnait pour objet de démontrer que le patrimoine industriel est un élément constitutif de la conscience européenne.

C’est dans ce contexte que Madame Gracia Dorel-Ferré avait demandé le financement d’un atlas du patrimoine industriel à réaliser par les services du Centre régional de documentation pédagogique de Champagne-Ardenne. Pour nourrir cette oeuvre, elle comptait sur la collaboration des professeurs qui travaillaient depuis longtemps avec elle. Ce projet fut rapidement accepté avec une forte participation de la Région, et l’appui inconditionnel du Rectorat. L’enthousiasme des contributeurs a été constant, de sorte que le projet a été mené à bonne fin.

Une soixantaine d’auteurs, dont certains déjà travaillaient avec les grandes structures culturelles régionales : archives départementales et municipales, bibliothèques et musées, y ont participé. Au bout du compte, cet ouvrage est bien celui de l’ensemble des structures enseignantes et culturelles régionales.

Félicitons les auteurs, mais aussi toute l’équipe de ceux qui ont donné un beau visage à ce livre, en particulier le graphiste Robert Havez. Une preuve supplémentaire de ce que sait faire notre grande institution publique, pour le service du plus grand nombre. L’Académie de Reims en est fière.

 

INTRODUCTION

Le patrimoine industriel, un outil pour comprendre le passé et agir au présent

Le patrimoine industriel est bien plus qu’un regard, qu’une expression nouvelle. C’est une discipline à part entière, à la croisée de l’archéologie du bâti, de l’histoire des techniques de l’analyse économique, sociale et culturelle et de la géohistoire. Au-delà du cloisonnement habituel des connaissances, la pratique du patrimoine industriel nous conduit à questionner et à reconsidérer les concepts communément admis d’industrialisation, d’innovation et de modernisation appliqués à notre environnement.

I. Genèse d’une nouvelle discipline

Depuis une trentaine d’années, le patrimoine industriel devenu, en France et ailleurs, discipline à part entière, s’étudie, se visite et s’expose. Des publications accompagnent le mouvement, mais leur variété n’est pas toujours synonyme de transparence : le patrimoine industriel demande encore à être conforté dans ses définitions et son champ disciplinaire, à la fois comme outil d’analyse et sujet de recherche(1).

Le patrimoine industriel est un champ de la connaissance historique qui associe l’étude du bâti, le milieu géographique et humain, les processus techniques de la production, les conditions de travail, les savoir-faire, les rapports sociaux, les modes de vie, les expressions culturelles. En bref, on peut dire avec Denis Woronoff que le patrimoine industriel étudie « l’ensemble des traces matérielles et immatérielles laissées par la société fabricante depuis le XVI e siècle »(2). Mais l’originalité du patrimoine industriel est d’être aussi une discipline axée sur le présent. À côté des indispensables études de paysage dont il faut décrypter les sédimentations historiques pour comprendre la fonctionnalité et la logique des lieux, mettre en évidence les systèmes et les emboîtements d’échelles, il nous fait prendre conscience, d'une façon très concrète, de la physionomie et du fonctionnement d'une unité de travail dans sa dimension technique et sociale, avant les grandes désindustrialisations du troisième tiers du XX e siècle. Aujourd’hui, ce patrimoine, largement entamé, partiellement en ruines et quelquefois abandonné pose aussi le problème de sa conservation, de sa mise en valeur et de sa réutilisation. Toute intervention est alors ressentie comme une mise en cause ou comme une blessure et il n’est plus rare, aujourd’hui, de voir les habitants d’un quartier ou d’une localité se mobiliser et prendre position sur le devenir de vestiges qui leur rappellent leur passé. Alors s’affrontent, et ce n’est pas la moindre des difficultés à gérer, les comportements mémoriels et les intérêts immobiliers, les tenants d’une histoire préservée et ceux d’une histoire reconstruite. Les citoyens n’acceptent plus les destructions sans motif et veulent avoir leur mot à dire sur ce que sera leur environnement de demain. Peut-on envisager une culture du citoyen sans cette dimension ? Enfin, la mémoire ne se réduit pas à une célébration. La pratique du patrimoine industriel nous donne aussi un inventaire des solutions d’aménagement qu’ont eu à choisir nos ancêtres, que ce soit pour l’équipement en eau d’une ville, l’installation d’une zone d’activités, la gestion d’un environnement, naturel ou urbain. Les décideurs d’aujourd’hui auraient bien intérêt à se pencher d’abord sur ce corpus d’expériences avant de commander une nouvelle enquête de faisabilité sur tel site ou tel espace à aménager.

S’intéresser au patrimoine industriel n’est donc pas un simple exercice de savant, penché sur des sources d’une nature particulière. C’est plonger dans une histoire qui n’est pas neutre, tout en proposant des choix pour le futur. Ces choix eux-mêmes soulèvent des questions. Car vouloir pérenniser ou encore réhabiliter des vestiges d’une activité disparue, n’est-ce pas, d’une certaine façon, vouloir abolir le passé ? Et ne risque-t-on pas alors de trahir le sens même de l’objet que l’on veut défendre, dans son originalité et son évolution ? La sauvegarde du patrimoine industriel se situe, elle aussi, comme tant de choses quotidiennes, entre le souhaitable et le possible

1.Naissance de l’archéologie industrielle

On parle souvent des Anglais comme des premiers à s’être intéressés au patrimoine industriel. Il semblerait que ce soient les Suédois qui, dès les années 1930, en protégeant les sites de l’industrie métallurgique traditionnelle comme ceux de Bergslagen, en ont établi la pratique, sinon le concept, avant tout le monde. En revanche, il est exact qu’après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques se sont posés le problème de la reconstruction ou de la muséification de certains de leurs sites. Ils ont alors avancé le concept d’archéologie industrielle, qui a été discuté et enrichi au cours de nombreuses rencontres internationales, en particulier sous l’égide de TICCIH (3), l’association internationale dont la fondation remonte à 1973-1978. On remarquera toutefois les difficultés sémantiques issues des limites comme des richesses des langues européennes qui ont nourri la réflexion théorique naissante : les Anglo-Saxons, et avec eux l’Europe du Nord, emploient à côté du terme d’archaeology celui d’heritage, que ne recouvrent pas exactement les termes ou les contenus français de patrimoine ou d’héritage. D’un autre côté, l’expression française de friches industrielles est difficilement traduite en espagnol ou en italien. Il reste qu’à travers le concept d’archéologie industrielle, on met l’accent sur une démarche analogue à celle de l’archéologie classique, ce qui avait pour conséquence positive de légitimer du même coup un contenu nouveau, celui de la période de l’industrialisation, soit les trois derniers siècles de notre histoire universelle.

On doit à l’archéologie industrielle d’avoir mis en place une méthodologie précise, celle des descriptions, des inventaires et des reconstitutions fidèles, in situ ou sur des sites adaptés à la « muséalisation ». C’est dire que les premiers à apporter leur pierre à l’édifice furent les architectes et les historiens de l’art, ainsi que les conservateurs de musées. En Angleterre, des réalisations comme celle du musée de plein air d’Ironbridge (4), restent un modèle. En même temps, en France, une autre voie était suivie, qui développait d’autres préoccupations : venue de l’anthropologie et de la sociologie, la création des écomusées (5) tentait de mettre en évidence non seulement des logiques de production mais aussi les tissus de relations qui s’établissent dans un espace vécu. En fait, de tous les écomusées, Fourmies (6), dans le Nord-Pas-de-Calais, est celui qui s’est développé avec le plus de succès (7). Cependant, on pouvait reprocher à Ironbridge d’évoquer un XIX e siècle nostalgique ; Fourmies semblait avoir des difficultés à choisir entre le récit historique et la reconstitution sociologique. Il manquait en outre une autre dimension, celle du présent, sans laquelle ce passé n’avait pas de sens. Un présent dramatique : celui de la fin des industries qui avaient pourtant connu plus d’un siècle et demi de croissance continue.

En effet, à partir des années 1970, l’Europe occidentale vivait, pays après pays, l’ère des désindustrialisations, période difficile, voire catastrophique, qui a vu la disparition de l’activité industrielle de régions entières, notamment celles qui avaient été longtemps le symbole même de la modernité : les régions minières et métallurgiques (8). Frappées dans ce qui était le plus clair de leurs ressources, sans guère de solution de rechange, des populations se sont trouvées appauvries, abandonnées. Cette période noire a duré une vingtaine d’années, voire plus, le temps d’une génération ! (9)

On sait que les solutions ont été diverses. D’abord, on a beaucoup détruit, sous prétexte qu’il fallait effacer le spectacle de l’échec et des ruines. Mais il était parfois plus coûteux de détruire que de conserver, et l’on a cherché des formes de réutilisations possibles. C’est ainsi que l’on a rasé les Halles de Paris mais que la gare d’Orsay a échappé à la destruction, à quelques années d’intervalle seulement. On pourrait multiplier les exemples.

2. De l’archéologie au patrimoine

Constructions, destructions, voilà donc les deux faces de la monnaie qui produisent la matière de l’archéologie industrielle. Mais celle-ci ne peut se réduire à une étude de vestiges architecturaux. Comme on l’a vu dans ce qui précède, les questions d’étude, de mise en valeur et de réutilisation ont été posées simultanément, mais réglées diversement. Le terme de patrimoine s’est vite imposé, non comme un effet de vocabulaire, mais comme une nécessité conceptuelle, qu’il nous faut rappeler ici.

Distinguons d’abord le patrimoine de l’héritage. Le patrimoine comprend l’ensemble des biens dont on hérite et qui constitue la richesse de la génération suivante. Cependant, n’est patrimoine que ce qui a de la valeur à nos yeux. Lorsque Nestlé France hérite de la friche industrielle de Noisiel dans les années 1980, il n’est pas sûr que la société englobe le site dans sa définition du patrimoine. C’est alors un poids plutôt qu’une opportunité. La situation change radicalement, lorsque le PDG de Nestlé-France décide d’en faire le siège des sociétés qui font partie du groupe. Bien qu’exceptionnelle, cette trajectoire illustre la responsabilité individuelle ou collective dans la valorisation et la transmission du patrimoine. Pour cela, encore faut-il être conscient de la richesse que ce patrimoine représente : la plupart du temps, il ne s’agit de rien de rentable, encore moins de monnayable, si l’on excepte le sol ou quelquefois les murs. On retrouve alors les questions, souvent irrésolues, issues de l’inventaire du patrimoine industriel : que sauvegarder et réhabiliter ? Quelle nouvelle affectation donner aux sites, pour les rendre utilisables et rentables ? Là-dessus, le consensus est loin d’être obtenu.

Ce patrimoine, qu’il soit domestique, public ou privé, ne se comprend qu’à la lumière d’un ensemble documentaire varié : textes notariés, correspondance, dessins d’ingénieurs, photographies ou plans de machines, produits de l’entreprise, etc. Il est indissociable de son environnement : édifices d’habitation ou de services collectifs, constructions annexes nécessaires au processus industriel, etc. C’est dire qu’il comprend les constructions, mais aussi tout ce qu’elles renferment et ce qui les entoure. On retrouve ici la vision globale et multi-relationnelle des écomusées. On retrouve aussi les accents de l’Histoire totale de Marc Bloch et de Fernand Braudel. Ce faisant, les chercheurs français ont valorisé les sources autres que matérielles : à côté des archives écrites ou iconographiques, ils ont mis l’accent sur le témoignage oral, sans lequel les traces matérielles ne livrent pas tous leurs mystères. L’archéologie industrielle, qui était surtout pratiquée par les architectes et les historiens de l’art, est devenue davantage pluridisciplinaire, avec la présence des historiens des économies et des sociétés, des géographes, des sociologues, des urbanistes. Les débats ont duré longtemps, d’autant que pendant plus de 20 ans, l’affaire a été presque uniquement le domaine des spécialistes. On peut dire aujourd’hui que l’archéologie industrielle est une des méthodes d’approche du patrimoine industriel, dénomination qui recouvre la totalité spatiale et temporelle de « l’humanité fabricante ».

3. Des monuments qui ne sont pas classiques

La réflexion sur le patrimoine industriel a également abouti à remettre en cause nos critères de classification et de sélection d’une œuvre, tout en modifiant radicalement notre conception du monument et du musée. L’un et l’autre sont profondément marqués par le statut qui leur a été attribué à l’époque de la Renaissance, quand l’art a été défini comme la production d’un artiste reconnu par ses contemporains dont le jugement est validé et transmis par l’Histoire (10). De même, la production des artistes est cataloguée suivant des genres hiérarchisés, dominés par l’architecture vue comme le plus important des arts, celui qui commande tous les autres : sculpture, peinture, décoration, etc. Pendant des siècles, on a conservé ces critères de classement, desquels nous avons bien du mal à nous dégager aujourd’hui. Les fouilles d’Herculanum puis de Pompéi à partir du XVIII e siècle, la redécouverte du Moyen-Âge, au XIX e siècle, n’ont pas fondamentalement changé les choses. Comme ces critères ne pouvaient s’appliquer au patrimoine industriel, on a considéré pendant longtemps que l’architecture industrielle et les produits de l’industrie n’avaient rien à voir avec l’art.

Plus encore, ce qui distingue le patrimoine industriel des autres patrimoines dits classiques est le fait qu’il est rarement le produit d’une personne exceptionnelle, un artiste qui a reçu une commande de la part d’un membre de l’élite pour un but somptuaire le plus souvent et un usage limité à sa classe sociale. La relation du patrimoine industriel aux élites est d’une autre nature. Il est le résultat de la capitalisation des inventions et des innovations, non d’un petit groupe mais d’une collectivité toute entière. Contrairement aux monuments classiques, il n’est qu’occasionnellement un patrimoine de loisir, car il est avant tout le témoignage d’une société laborieuse, avec les lieux de travail, les lieux d’habitat, les lieux culturels et religieux. Qu’il s’agisse de sites, de machines, de produits, on ne peut attribuer le patrimoine industriel à une seule personne, mais à un groupe, dans le meilleur des cas. Le patrimoine industriel ne se réduit pas à un mode d’expression. C’est à une totalité à laquelle on a affaire. Or, autre obstacle, jusqu’à une époque récente, les représentations du monde du travail avaient été peu valorisées au regard des autres, qu’elles soient religieuses, historiques ou de genre (11). Cela explique en grande partie pourquoi la société a mis tant de temps, et a fait tant de difficultés avant de reconnaître au patrimoine industriel une valeur comparable à la valeur artistique.

Ce n’est que depuis peu que l’on accorde le statut de monument (du latin moneo, es, ere, qui signale, qui marque) à des réalisations marquantes du patrimoine industriel. On a fini par accepter que les grandes constructions prestigieuses de l’époque de l’industrie pouvaient avoir autant d’intérêt que les châteaux et les cathédrales, et c’est un grand pas en avant. En France, on a reconnu toute leur valeur esthétique à des sites comme la chocolaterie Menier, où l’architecte Saulnier utilisa le premier, en 1860, des armatures métalliques apparentes pour construire le Moulin qui porte son nom. Très différente, plus tardive aussi d’une vingtaine d’années, l’usine de Motte-Bossut, à Roubaix a été réhabilitée pour servir de Centre des archives du Monde du travail (12). À Paris, la gare d’Orsay est devenue le musée du XIX e siècle malgré la polémique qui a suivi son aménagement par l’architecte italienne Gae Aulenti (13). Dans la Belgique wallonne voisine, on peut admirer une des plus belles réalisations de la réhabilitation et de la réutilisation du patrimoine industriel avec le Grand Hornu (14). On peut dire qu’aujourd’hui un certain consensus s’est formé autour du grand monument issu du patrimoine industriel.

Dans leur ouvrage sur les cinquante plus beaux sites du patrimoine industriel en France, Paul Smith et Jean-François Belhoste ont sélectionné trois lieux emblématiques pour la Champagne-Ardenne : le Dijonval de Sedan, les Grands Moulins de Nogent et la Maison de champagne de Castellane à Épernay (15). D’autres choix eussent été légitimes : ainsi, La Macérienne de Charleville-Mézières mériterait d’être classée et restaurée, étant donné l’ambition du projet et la dimension historique du site ; le domaine Pommery à Reims est un exemple parfait du maintien des choix patrimoniaux d’une grande maison qui avait fait de son bâti une affiche publicitaire ; à l’inverse, la petite forge devenue fleuristerie au début du XX e siècle, la Fleuristerie d’Orges, en Haute-Marne, devrait être considérée comme un rare exemple de conservation en l’état d’une structure unique et la survivance d’une activité relique, bien que de luxe (16). Ainsi, la détermination, après inventaire, des monuments emblématiques aboutit à constituer un patrimoine dont on avait perdu le sens et la richesse.

II. Problématiques et concepts appliqués à un territoire : la Champagne-Ardenne

Le patrimoine industriel se réduit-il à une suite de monuments ? Pouvait-on aller plus loin ?

Les Éditions du Patrimoine nous ont appris depuis longtemps quelles richesses renferment les monographies de sites et les études de micro-régions consacrées à une industrie donnée (17). Des études thématiques ont pu être engagées dans un cadre plus vaste, comme ce fut le cas pour les chemins de la soie. Il restait à appliquer ces différentes démarches d’analyse de la façon la plus complète possible sur une échelle régionale afin de vérifier la validité de nos définitions, et surtout, de nos problématiques et nos concepts. Chemin faisant, nous avons pu consolider les notions géohistoriques de temps et d’espace qui structurent toute la réflexion sur le patrimoine industriel, et plus encore, nous avons ouvert des perspectives pour des recherches futures.

1. Les temps de usines

Le patrimoine industriel concerne-t-il seulement les trois derniers siècles qui ont vu l’émergence et la diffusion de l’industrialisation, d’abord en Europe puis dans le monde entier ? La plupart des historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que le terme de « révolution » est excessif et réducteur en ce qu’il ne rend pas compte des rythmes et des modalités de l’industrialisation vécue différemment suivant les pays, les régions industrielles, voire les micro-régions (18).

Cependant, il faut s’entendre sur la signification du terme industrialisation. Si celle-ci comprend le fait de produire en quantité pour un marché non local, dans des structures rassemblant un grand nombre d’intervenants sur des tâches spécifiques, depuis le donneur d’ordres jusqu’à l’exécutant, les exemples abondent dans l’Histoire. Et si cette production, pour être plus abondante, emploie le recours à un moteur, l’eau, alors, on peut parler d’une première étape, pour modeste qu’elle soit, de l’industrialisation.

Dans les vallées de l’Aube et de ses affluents, les cisterciens avaient établi des forges dont ils commercialisaient le produit, à longue distance. Dans les ardoisière ardennaises, dès le XII siècle on détecte des formes d’exploitation mixte, entre structures monastiques et particuliers dont le but était l’exportation des produits vers l’aval de la Meuse. A partir des villes, on constate la formation de réseaux qui organisent l’activité, souvent textile, disséminée dans la campagne environnante. Bref, des situations industrielles peuvent être repérées dans le passé sans pour autant que la société toute entière en soit modifiée. Peut-on alors localiser dans le temps, avec assez de précision, ce passage ? Si on pose comme hypothèse que l’industrie existe quand la structure usinière existe, à savoir un lieu qui concentre les étapes du travail et qui rassemble les personnels chargés de les exécuter, les différents cas de figure que connaît la Champagne-Ardenne nous aident à préciser ce moment.

Jusqu’au XVII e siècle, les lieux de production, à part quelques manufactures bien identifiées, sont peu différenciés (19) : le travail à domicile ou dans ses annexes, d’une part, et les activités menées dans des hangars que l’on peut éventuellement utiliser à d’autres fins, d’autre part, semblent être la règle, d’autre part. À cela, deux exceptions notables : les manufactures textiles dont sont issus les châteaux-usines de Sedan et les installations métallurgiques.

La deuxième moitié du XVIII e siècle voit toute une série de transformations : sur les plans d’archives de cette époque, on observe les forges domaniales se développer à côté des maisons de maître, que borde encore un jardin à la française. Près de la forge, le logis des quelques ouvriers spécialistes, chargés du fonctionnement et de la maintenance : on ne loge pas encore la main-d’œuvre, qui se déplace pour venir travailler. À cette même date, les directeurs d’usine imposent tant bien que mal le règlement, et face à ces nouvelles contraintes, les ouvriers s’organisent sur des bases nouvelles et réclament de meilleurs salaires, thème récurrent du mouvement syndical. (20)

Le plus souvent, ce sont de modestes moulins dont on exploite la force pour de nouvelles activités. Mais leur taille s’avère insuffisante, et pendant le premier tiers du XIX e siècle se découvre une architecture spécifique voisinant avec les « boutiques » de la vallée de la Meuse ou les « maisons de bonnetiers » auboises, qui travaillent en symbiose avec de plus gros qu’eux. Ces usines tranchent dans le paysage car elles sont construites suivant des normes nouvelles : architecture métallique, verre et brique systématiquement agencés. Puis, sans beaucoup modifier les moyens de construction, ni les conceptions architecturales d’ensemble, ces usines connaissent une forte croissance spatiale dans le dernier tiers du XIX e siècle. Leur évolution physionomique accompagne des pans entiers de l’industrie champardennaise, dans les secteurs bien connus de la métallurgie et du textile mais aussi dans des produits de consommation plus subtils comme la gobeleterie ou les produits liés à la vinification et à la commercialisation du champagne. C’est ainsi que plusieurs des lieux les plus emblématiques de l’industrie champardenaise datent des toutes premières années du XX e siècle : la Macérienne, les Grands Moulins de Nogent, pour ne citer qu’eux. Ce serait pourtant une erreur que de réduire ces édifices à leur seule valeur architecturale : ils témoignent de choix techniques d’avant-garde, à travers des équipements en machines et en outillage les plus modernes. Cela ne va pas sans recomposer la structure du travail, d’où les tensions sociales, les revendications salariales qui n’ont pas trouvé de solution à la veille de 1914. De tout cela, le patrimoine industriel rend compte, car les logiques internes des ateliers sont modifiées ainsi que les parcours, les zones de surveillance, les accès, les équipements, toutes transformations dont l’espace se trouve affecté.

Partiellement détruite pendant la Première Guerre mondiale, cette industrie est reconstruite, parfois à l’identique, comme pour le domaine Pommery, mais parfois aussi, les lignes les plus modernes sont adoptées pour édifier les usines dans le goût du temps, avec d’autres matériaux, comme le béton, et un affichage publicitaire à l’avenant (21). Les usines Sommer seraient à classer dans cette catégorie, de même que les installations de Cellatex à Givet, ou encore l’Optique de Sézanne. Les années 1930 voient les derniers éclats d’une architecture industrielle qui ne se renouvellera pas fondamentalement par la suite. Qui plus est, ces grandes usines du premier XX e siècle intègrent dans leur cheminement interne les logiques nouvelles issues des États-Unis : le rationalisation taylorienne. Aussi les volumes de ces architectures sont-ils bien différents des usines du XIX e siècle. Depuis les grandes désindustrialisations du dernier tiers du XX e siècle, l’usine se noie dans une architecture uniforme de « boîte à chaussures ». Elle ne marque plus la réussite d’une famille, d’une firme, d’un produit, mais devient discrète, mobile, voire jetable, en tout cas démontable. Sauf pour de rares cas, on chercherait en vain une architecture industrielle appliquée aux usines, aujourd’hui.

2. Les transformations du paysage

Situé dans le temps, le patrimoine industriel s’inscrit aussi dans un lieu déterminé. L’usine et son environnement immédiat (annexes, bureaux, stockages) dépendent d’abord de son implantation, laquelle peut être fonction des ressources énergétiques (l’eau, le bois) des voies de communications, ou tout simplement du bassin de main-d’œuvre. Cette dépendance est à l’origine de contraintes  fortes : l’étagement des bâtiments sur une pente de vallée, ou au contraire développement sur une large berge : la topographie est partie prenante. Avec son extension, l’usine peut connaître, du fait de son site, un véritable étranglement logistique, d’où les remblais et colmatages qui modifient la topographie initiale : des îlots peuvent ainsi disparaître, comme à Marnaval… Bref, l’industrie modèle son espace et en tire parti, autant que possible.

Car l’espace de l’usine est aussi un espace logique : ce qui apparaît à l’œil non exercé comme un enchevêtrement est en fait une superposition de décisions opératoires, liées à l’accès de l’énergie et des matières premières et à l’évacuation des produits et des déchets. En Champagne-Ardenne, la proximité de la ressource hydraulique a été déterminante. C’est dire l’importance des vallées, dont l’aménagement est souvent ancien, datant du XVI e siècle ou même parfois des XII e-XIII e siècles.

Le long des cours d'eau, les barrages associés à leur réservoir annoncent non seulement la présence d'un moulin mais aussi celle d'une activité industrielle : vallées métallurgiques où s'agglutinent les installations de traitement du minerai, non loin de la fonderie ou de la taillanderie dont les soufflets sont actionnés par l'eau ; vallées papetières, si la qualité des eaux de la rivière le permet, où l'eau est à la fois source d'énergie et composante du processus industriel ; vallées textiles, où se concentrent surtout les activités de finissage comme la foulonnerie et la teinturerie. Mais, avant l'industrialisation, cette spécialisation reste toute relative : la vallée travaille avec l'interfluve, parce qu'elle lui est intimement solidaire. La forge a besoin de minerai et de bois, le moulin papetier recueille les chiffons qui lui sont nécessaires pour élaborer la pâte à papier, le foulon travaille le tissu fabriqué dans les villages, à vingt kilomètres à la ronde. Il y a une réelle solidarité entre la vallée et son environnement immédiat. À ces espaces de la métallurgie et du textile, il faudrait ajouter, compte tenu des ressources locales, les zones ardoisières, liées aux vallées pour l’expédition, et plus ponctuellement, les manufactures, toujours proches des rivières, tant à cause du processus de fabrication que pour l’évacuation des produits.

À partir du XIX e siècle, une constante recherche permet d’optimiser le rendement énergétique, car les roues hydrauliques, utilisées encore au XIX e siècle, sont toujours des roues à aubes, en bois, peu différentes des roues médiévales, avec des déperditions d'énergie importantes. La turbine, récemment mise au point, est sans cesse perfectionnée. Les progrès de l’hydroélectricité lui donneront une portée nouvelle (22).

L'eau n'est cependant pas le seul acteur de l'industrialisation. Depuis le début du XVIII e siècle, un autre partenaire faisait parler de lui : le « charbon de terre ». Bien sûr, le charbon était connu et utilisé comme moyen de chauffage, au moins depuis la période médiévale. Mais le travail de la mine était confronté au problème de l'évacuation de l'eau qui ennoyait immédiatement les galeries excavées. L'application de la machine à vapeur à ce problème précis permet l'exploitation des mines sur une grande profondeur. Au regard de l'usage millénaire de l'eau, celui de la vapeur fut de courte durée : à peine 300 ans. Mais que de bouleversements il aura apportés ! Les échelles de la production sont désormais décuplées. La Champagne-Ardenne ne possède pas de ressources charbonnières, mais placée entre le Nord et la Lorraine, elle était reliée à ces nouvelles sources d’énergie par un maillage serré de routes, de chemins de fer et de canaux qui lui ont permis de s’adapter très vite. Le saut quantitatif a été indéniable.

L'usine est alors facilement reconnaissable : près de l'entrée, pour faciliter le déchargement et le stockage, on trouve les chaudières de la machine à vapeur, gainées de briques réfractaires, et la réserve de charbon. Immédiatement associée, la machine elle-même, qui transmet le mouvement à un immense volant auquel se raccorde la forêt des courroies et des poulies qui actionnent les machines. Dès sa mise au point, et selon les types de moteur, la machine à vapeur connaît les applications les plus variées. Elle multiplie les possibilités de la production métallurgique, du textile et de l'agro-alimentaire (les grands moulins par exemple, ou les brasseries), modifie les conditions de l'agriculture avec l'emploi de la locomobile. Les distances sont abolies sur terre comme sur mer avec les transatlantiques et les transcontinentaux. L'information quotidienne est mise à portée de tous grâce aux rotatives à vapeur.

3. Vivre l’industrie

Cependant la ville connaissait un fort accroissement démographique. Presque partout, le mitage des vieux centres est la règle, et le manque de logements, criant, tout au long du XIX e siècle, époque au cours de laquelle les « utopistes proposent beaucoup et construisent peu et les industriels proposent peu et construisent beaucoup (23) », en particulier à travers une des créations les plus originales du monde industriel : le village ouvrier. 24

Sans doute la manufacture rurale et les traditions de la grande ferme isolée habituée à loger un personnel nombreux ont-elles pu inspirer les premiers constructeurs de villages industriels ; il n'en reste pas moins vrai que leur développement est dû, avant tout, aux nécessités de l'industrie à laquelle ils sont liés, aux conditions d'accueil de la main-d'oeuvre, au besoin de la stabiliser, de s'en assurer le concours docile. Tous les cas de figure existent en Champagne-Ardenne, depuis la structure rudimentaire qui accueille les célibataires jusqu'aux maisons en rang, aux corons et à la cité-jardin. Mais, du pensionnat pour jeunes filles de Tauxelles à la colonie industrielle de Pont-Maugis, au béguinage industriel du Val des Bois et à la cité-jardin paradigmatique du Chemin Vert, il reste beaucoup à faire et à étudier pour comprendre ce qui se cache derrière l’expression commode mais bien peu opératoire de « paternalisme ». Là encore, le temps a laissé sa marque et il ne faudrait pas confondre ce qui se fait dans les années 1880, dans celles qui précèdent la Première Guerre mondiale et dans les années 1920. D’autres questions sont en débat : la culture patronale elle-même avec ses multiples facettes et son expression patrimoniale la plus évidente, celle de ses châteaux, dont il faudrait revaloriser l’image ; l’impact de l’Église, dont il faudrait montrer toutes les variantes, qui ne se réduisent pas, là non plus, à un simple qualificatif : les églises ont accueilli des expressions nouvelles, dues à l’industrialisation qui sont dignes d’intérêt et parfois remarquables sur le plan esthétique. L’art des cimetières, enfin, devrait nous apprendre beaucoup sur les représentations que souhaitaient laisser d’eux-mêmes ces entrepreneurs parfois issus du peuple, fiers de leur trajectoire, et fiers de leur œuvre.

*

Pluralité des expériences, pluralité des expressions, diversité des temps et des modalités de l’industrialisation, ce sont quelques-unes des conclusions auxquelles nous porte cette découverte du patrimoine industriel de la Champagne-Ardenne. Mais d’autres préoccupations se dessinent : celles de l’avenir de ce patrimoine désormais identifié et connu. Comme on a tenté de le dire tout au long de cette étude, il s’agit non seulement de la mémoire des sites et des lieux mais aussi de la mémoire des savoirs et des savoir-faire. La question posée est bien celle de l’avenir de notre passé (24). Et à cette question, seuls les citoyens éclairés peuvent, et doivent, y répondre…

Notes d'introduction

(1) Les quelques titres disponibles en français montrent l’évolution récente vis-à-vis du patrimoine industriel.

(1980)  Daumas M., Archéologie industrielle en France, Laffont. Il s’agit d’un tour de France complet, le plus complet à ce jour, mais, comme son titre l’indique, il s’agit surtout d’un inventaire du patrimoine bâti, avec quelques esquisses rapides de contextualisation.

(1985) PINARD J., L’Archéologie industrielle, PUF. En son temps, cet ouvrage a eu le mérite de souligner l’importance d’un domaine encore très peu connu et de situer la problématique sur le plan mondial. Le texte est très dépassé, mais le cahier de photos qui l’accompagne est d’un très grand intérêt ; avec des exemples étrangers souvent impressionnants (Chine, Brésil). Il témoigne de l’intérêt précoce, mais sans lendemain, de la plupart des géographes pour le patrimoine industriel. Il faudra attendre la fin des années 1990 et les études d’aménagement des centre-villes pour que les géographes retrouvent, en passant, le patrimoine industriel. Entre temps, un géographe comme Jean-Pierre Houssel avait attiré l’attention sur les régions d’industrie diffuse, et milité pour le patrimoine industriel de la région lyonnaise.

(1992) ANDRIEUX J.Y., Le Patrimoine industriel, QSJ ? n° 2657. Donne un tour d’horizon exhaustif à cette date.

(1992) BERGERON L., « L’âge industriel », Les Lieux de mémoire. Les France, Gallimard. Réflexion fondamentale de celui qui a formé des générations de chercheurs en patrimoine, à travers le séminaire qu’il a animé de longues années à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Nous nous appuyons sur son enseignement.

(1996) BERGERON L. et DOREL-FERRÉ G,. Le Patrimoine industriel, un nouveau territoire, Éditions Liris. Il s’agit d’une réflexion sur le champ disciplinaire lui-même. L’accent est mis sur les « visages du patrimoine industriel », les logiques qu’il sous-tend, et les choix qu’il convient de faire pour sa conservation et sa mise en valeur. Le texte est accompagné d’une mise à jour bibliographique et d’une promenade dans la France des sites industriels. Ouvrage épuisé, à consulter en ligne sur : www.patrimoineindustriel-apic.com

(2000) LE ROUX E., Le Patrimoine industriel en France, Éditions du Patrimoine-SCALA. Parcours sensible d’un journaliste connu.

(2002) CARTIER C., Le Patrimoine industriel, un héritage, SCÉRÉN. Donne l’éclairage institutionnel.

Tous ces ouvrages contiennent d’importantes bibliographies. Pour les titres qui concernent la région, se reporter à la bibliographie en fin de volume.

(2) On se trouve alors dans la suite logique de son ouvrage, qui est une référence absolue :

WORONOFF D.,. Histoire de l’industrie en France, du XVI e siècle à nos jours, Seuil, 1994.

(3) The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage . Cette association, animée par des experts reconnus du monde entier, tient régulièrement des colloques et édite une revue, Patrimoines de l’industrie/Industrial Heritage. Voir sa page web: www.ticcih.com. TICCIH est consultant auprès d’ICOMOS pour la détermination des sites à présenter sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

(4) Ironbridge s’est sans cesse renouvelé et reste l’une des références obligées de tout adepte du patrimoine industriel. On renvoie le lecteur à son site sur la toile : www.ironbridge.org.uk

(5) Le concepteur des écomusées, Georges-Henri Rivière, directeur du musée de l’Homme, est à l’origine du musée des Arts et Traditions populaires. Il est le créateur d’une muséographie nouvelle, qui faisait d’une collectivité humaine inscrite dans un territoire le sujet même de l’exposition. Cette idée originale, qui a fructifié depuis, a d’abord été appliquée à l’étude de sociétés rurales ou artisanales, en laissant de côté les sociétés ouvrières qui n’étaient pourtant pas toutes urbaines. Un grand moment de cette réflexion s’est reflété dans une exposition en 1980 au Grand Palais, à Paris, dont le catalogue rend assez mal compte :

Hier pour demain ; arts, traditions et patrimoine , Réunion des musées nationaux, 1980.

(6) Installé dans l’ancienne filature Prouvost-Masurel qui a fonctionné de 1874 à 1978, l’écomusée de Fourmies présente une chaîne complète de la fabrication de la laine brute jusqu’au produit fini. Tout un espace est également réservé à l’évocation de la vie sociale et à l’évolution des techniques. Enfin, une section désormais réduite évoque la fusillade du 1er mai 1891.

(7) Bien sûr, il faudrait citer l’Écomusée du Creusot, celui du Beauvaisis et celui du Roannais. Par ailleurs, l’Écomusée d’Alsace consacre une partie de ses activités à l’évocation du travail industriel.

(8) Leboutte , R. Vie et Mort des bassins industriels en Europe, 1750-2000, L’Harmattan, 1997

(9) Comme pour exorciser cette période dramatique, une jeune génération a pris la plume et a décrit avec passion la destinée tragique de ces populations meurtries et culpabilisées. Voir entre autres, l’excellent : Filipetti, A. Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Hachette, 2003.

(10) GENET DELACROIX M.C., “Patrimoine, enseignement et société” dans Habiter l’industrie, Cahier de l’APIC n°4, 2005, pages 159-173

(11) Évidemment, tout est remis en question par les récents travaux de Denis Woronoff et de Nicolas Pierrot. Voir, en particulier : Woronoff D., La France industrielle. Gens des ateliers et des usines1890-1950,. Le Chêne, 2003.

(12) L’édifice a été restauré avec beaucoup de respect, en ce qui concerne l’extérieur qui présentait de grandes qualités architecturales, mais l’intérieur a été complètement réinterprété suivant la métaphore du bateau, pour abriter les archives mais aussi pour aménager une immense salle d’accueil assez peu réussie.

(13) Édifiée au début du XX e siècle, la gare d’Orsay a été utilisée pendant une trentaine d’années puis abandonnée. Son inauguration comme musée du XIX e siècle en 1981 a été le point de départ de toute une révision des idées qui prévalaient sur cette période, en donnant toute sa place aux mouvements non impressonnistes, décriés jusque-là. Une réflexion renouvelée sur le patrimoine date de ce moment-là ainsi que la politique culturelle engagée par le musée, dès ses débuts.

(14) Le Grand Hornu est un ancien établissement minier et métallurgique, qui date du premier tiers du XIX e siècle. Pour ses qualités esthétiques et pour la cohérence de son programme productif et social, il est l’un des monuments-phares de l’Europe occidentale.

(15) BELHOSTE J.F., et SMITH P., Cinquante Sites du patrimoine industriel en France, Éditions du Patrimoine, 1997.

Encore un ouvrage fondateur. Une partie des sites présentés sont des musées, tels les forges de Buffon ou la corderie Vallois. Cependant, celui qui connaît le plus d’affluence, le musée de la mine de Lewarde, près de Douai, n’en fait pas partie : il s’agit d’une reconstitution, sur l’espace de l’ancienne fosse Delloye. Sa dernière transformation en fait un outil remarquable, à la fois musée, centre de recherches et espace de documentation de dimension internationale.

(16) D’autres choix ont été proposés, par département, mais jusqu’à présent, un seul a été édité en tant que tel par le CDDP de la Marne : douze sites du patrimoine industriel valorisent les diverses filières et couvrent l’espace du département. Ce document est disponible au CDDP et consultable sur la toile à l’adresse suivante :

www.crdp-reims.fr/cddp51/artsculture/dossiers/default.htm

Nous reproduisons ci-dessus, en frise, les sites que nous avons retenus, tant pour leurs qualités patrimoniales que pédagogiques dans les quatre départements qui composent la région.

(17) Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 75004 Paris.

(18) Fontana G.L., Le Vie dell’industrializzazione europea, sistemi a confronto, Il Mulino, 1997.

(19) CLEMENT E., Les Hommes et les forges dans le baillage de Chaumont, du XVI e au XVIII e siècles, thèse, Lyon, 1986.

(20) CHASSAGNE S., Le Coton et ses patrons, 1760-1840, EHESS, Paris, 1995.

(21) MONNIER G., L’Architecture du XX e siècle, un patrimoine, SCÉRÉN, 2004.

(22) Dès le milieu du XVIII e siècle, les recherches théoriques d'Euler s'orientent vers la conception d'un engin composé d'un tourniquet et d'une couronne cylindrique. Au début du XIX e siècle, l'ingénieur des mines Claude Burdin imagine une turbine que son élève Fourneyron réalise en 1827. La turbine, sans cesse perfectionnée par les travaux de Poncelet et de Francis, donne un second souffle aux activités industrielles des vallées riches en eau mais dépourvues de ressources charbonnières

(23) Sur la question des utopistes et leur lien avec le logement ouvrier, la bibliographie est importante. Voir entre autres :

GUERRAND R.H., Propriétaires et locataires, 1850-1914, Quintette, 2000.

JONAS S., Le Mulhouse industriel, L’Harmattan, 2000, 2 vol.

24 Dorel-Ferré G. (dir), : Villages ouvriers, mythe ou réalités, Laon, 1994.

DOREL-FERRÉ G. (dir),.  La cité-jardin, une histoire ancienne, une idée d’avenir , Cahier de l’APIC n°3, SCEREN, 2001.

HENRY D., Chemin Vert, l’œuvre d’éducation populaire dans une cité-jardin emblématique, hors-série de l’APIC, CRDP de Champagne-Ardenne, 2002.

(24) Le lecteur se reportera à la conclusion du présent volume, aux pages 170-171.

 

SOMMAIRE

Introduction
Remerciements
Préface du président de Région
Préface du recteur de l'académie
Le patrimoine industriel, un outil pour comprendre le passé et agir au présent
Genèse d'une nouvelle discipline
Problématiques et concepts appliqués à un territoire : la Champagne-Ardenne
Notes d'introduction

Énergies, entre tradition et modernité
Les eaux vives
L'eau et le livre
La fleuristerie d'Orges
Le ru des Auges à Sézanne
De l'eau pour la Macérienne
Machines hydrauliques, machines à vapeur
Saint-Nicolas, Chooz et Nogent/Seine

Textile et cuir, la gloire passée
La manufacture sedanaise
Les châteaux-usines de Sedan
Point de Sedan, feutre de Mouzon
Rethel et la vallée de la Suippe
La laine à Reims
La bonneterie auboise
Des hommes, des machines
La bonneterie troyenne
La ganterie de Chaumont

Mines et métallurgie, une valeur ancienne
L'ardoise, de Fumay à Rimogne
La métallurgie ardennaise
L'industrie dans la Vallée
La Macérienne
La forge domaniale
Fonderie en Haute-Marne
Le Val d'Osne
Marnaval
Les forges de Clairvaux
Couteaux et ciseaux de Nogent

L'agroalimentaire, la richesse toujours renouvelée

Les entrepôts de la richesse
Les grands Moulins de Nogent
Des boissons populaires
La Comète à Châlons
Les glaces de l'entracte
Le champagne, incomparable !
Pommery, une femme, un style
Avenue de Champagne
Deutz, une saga internationale
Le champagne oublié
Défuntes sucreries
Les magasins à succursales

La flamme incertaine des arts du feu
Les Islettes
Apprey, les Auges
Verrerie rémoise
Verreries autour de Reims
Le Bayel et Rouelles
La fonte d'art
Tuileries et briqueteries
Les fours à chaux
La fabrique des saints

Une région ouverte
La batellerie à Vitry-le-François
Canaux de la Marne et de la Seine
Condé, carrefour fluvial
Le canal des Ardennes
Ouvrage d'art en Haute-Marne
Patrimoines ferroviaires
Rotondes de La Chapelle-Saint-Luc
Baptêmes de l'air

Maisons, cités et villages
De la caserne à la cité
Pont-Maugis
Mouzon
Un béguinage industriel
Cités de la soie
Le Chemin Vert
Cités ouvrières d'Épernay
Fontaine-les-Grés
Villas et cités de Troyes
Coopératives des Ardennes

Châteaux et églises de l'industrie
Un château en Ardenne
La Villa Marcadet
Belles demeures et châteaux
Fêtes de la bonneterie
Dieu à l'usine
Les églises du travail
Vivre dans la mémoire

Conclusion
Quel avenir pour le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne
Bibliographie
Index
Crédits photographiques
Table des matières

 

CONCLUSION

Quel avenir pour le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne ?

Sans avoir prétendu à l’exhaustivité – sur certains sujets, comme par exemple le champagne, nous avons pris le parti de ne pas tout montrer – l’un des résultats les plus notables de ce tour du propriétaire a été de montrer une richesse que l’on ne soupçonnait pas parce que, tout simplement, on ne s’était pas penchée sur elle. D’autres travaux d’inventaire suivront, qui auront le mérite de souligner non seulement les vestiges monumentaux, les emplacements de telle ou telle machine, mais aussi les ensembles significatifs, les paysages-reliques, les systèmes de relation entre différents milieux : la Vallée, celle de la Meuse, s’entend, ne peut se comprendre sans le pays liégeois tout proche. Dès à présent, cependant, nous devons nous préoccuper de la conservation et de la mise en valeur de ce patrimoine, afin de le transmettre aux générations suivantes dans de bonnes conditions de lisibilité : le patrimoine industriel, quelle que soit sa réutilisation, doit être reconnaissable, identifiable, compréhensible. Or, combien de sites sont délaissés, irrémédiablement abandonnés, comme le site de la manufacture de porcelaines de Villenauxe dont bientôt, seules les cartes postales du début du XX e siècle nous rappelleront l’éclat ?

Prenons donc comme axiome que le patrimoine industriel ne sera plus détruit dorénavant, comme il l’a été pendant les trente années écoulées. Il reste malgré tout un patrimoine menacé ; en premier lieu par l’intérêt même que quelques-uns lui portent. Maintenues en totalité ou partiellement, les architectures issues de l’industrie sont trop souvent vues comme des volumes et des espaces à réutiliser, sur lesquels l’architecte contemporain laissera sa marque. Devant ces réalisations contemporaines, rien, pas même le moindre cartel, ne rappelle la destination passée de l’édifice. Le patrimoine, travesti, trahi, est frappé d’ignorance et d’oubli dans les plus brefs délais. À côté de ces exemples à ne pas suivre, la Champagne-Ardenne nous donne malgré tout un inventaire d’actions possibles qu’il faut rappeler ici.

Ne rien changer pour que tout change (1) ?

L’une des menaces les plus fortes qui pèsent sur le devenir du patrimoine industriel est la nécessité de s’adapter aux nouvelles formes de la production, et pour cela, d’être amené à modifier l’environnement architectural du site. Pourquoi hésiter quand toute l’histoire industrielle n’est faite que d’adaptations successives et modifications de l’outil de production ? Le changement n’est-il pas, en soi, la preuve même de la modernité ? Sauf à accorder à l’architecture une valeur symbolique, une fonction publicitaire, un rôle commercial. C’est ce qui a décidé la maison Pommery, au lendemain de la Première Guerre mondiale à reproduire leurs celliers à l’identique, quand tous leurs concurrents rémois faisaient le choix contraire. Aujourd’hui, cette démarche de patrimonialisation avant la lettre acquiert une signification nouvelle : celle de l’ancrage d’une maison dans son passé et sa tradition, dans une image de marque.

Il reste que cette décision était lourde de conséquences puisque désormais il faut en quelque sorte travailler dans un corset dont on n’a pas le droit de desserrer les baleines. D’où l’aménagement audacieux de la grande serre, quand il fallu changer les cuves de béton pour des cuves en inox, et pour ce faire, creuser le sol, tout en le consolidant, pour ne pas faire effondrer cette énorme gruyère transpercé de galeries de caves et de crayères. Créer dans le créer est un pari économique autant qu’un enjeu patrimonial.

Mais il existe des entreprises qui ont traversé le temps, en l’état ou presque, depuis leur création, parce que le hasard, ou la nature de leur production, a permis leur maintien. Pour celles-ci, la survie est une perpétuelle remise en cause, parce que le système englobant risque à tout moment de les rejeter. La tuilerie de la Croix Callée ne vit que des commandes des Monuments historiques, et la Fleuristerie, de celles des grands couturiers.

On est donc sur le fil du rasoir, lorsque le patrimoine industriel est encore un patrimoine vivant. Pour toutes ces entreprises dont la dimension historique fait partie de leur stratégie économique, le tourisme industriel est une porte de sortie. De nombreux exemples en France et à l’étranger nous montrent la validité de cette piste (2).

Des habits neufs pour le patrimoine ?

Mais le cas de figure du patrimoine vivant est tout de même minoritaire face à l’immensité des destructions et des abandons. Il semble irrémédiable dans le cas des friches industrielles isolées, dont les structures très finalisées ne permettent pas une réutilisation pour un grand nombre. En revanche, depuis peu, les friches urbaines, répulsives et dégradantes ont changé de statut : dans le cadre des aménagements des centre-villes, elles sont devenues des réserves patrimoniales, dont certaines équipes municipales ont su tirer parti. La Ville de Troyes a appliqué, de son côté, quelques-unes des recettes qui ont si bien réussi à la Ville de Roubaix. Nous avons signalé, chemin faisant, des réalisations originales comme les silos de Chaumont, devenus bibliothèque et musée de l’affiche ; citons également le centre d’entreprises Jacquesson, à Châlons-en-Champagne.

On a vu comment la ville avait développé un quartier industriel le long de l’Avenue de Paris, le long de la côte crayeuse occupée par les caves et parcourue par le canal de la Marne au Rhin et la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg. À côté des négociants de champagne, dans les années 1880, une grande brasserie est construite, qui utilise les dernières inventions pour la réfrigération et la fermentation à basse température. Ce quartier ouvrier et cheminot volontiers frondeur, qui ne laissait pas d’inquiéter une ville de fonctionnaires et de militaires dont il était séparé par le canal et les voies de communications, se désindustrialise brutalement dans les années 1980. Il a fait l’objet d’interventions qui ne sont pas toutes heureuses. Par contre, le centre d’entreprises Adolphe Jacquesson peut être à juste titre considéré comme une réhabilitation réussie d’un élément du patrimoine industriel.

Flanqué d’un silo de cinq niveaux, ce long bâtiment en moellons de pierre de taille et à bandeaux alternés de craie et de brique, qui rappellent le caractère de la construction champenoise et en partie de l’architecture châlonnaise, tout en allégeant et en allongeant la masse dans un effet de perspective, se situe dans la proximité et la continuité de l’ancienne brasserie La Comète. Occupé par la coopérative céréalière Les Producteurs réunis reprise par l’Union des producteurs de champagne, elle a abrité une activité de traitement des semences jusqu’à sa fermeture définitive par son dernier repreneur, Champagne céréales, en 1991.

Ancienne friche industrielle dans une zone de redynamisation urbaine, le centre A. Jacquesson, accueille depuis 1998 pour une durée de 24 mois, des entreprises « au berceau », auxquelles sont consentis exonérations et avantages fiscaux. Bureaux et ateliers occupent des petites surfaces modulables et bénéficient des services d’un secrétariat. Une seconde tranche de travaux est en voie d’achèvement et offrira plus de 1 000 m² supplémentaires. Modèle de réutilisation, le centre Jacquesson est encore un cas isolé en Champagne-Ardenne.

Rendre le passé intelligible

Des lieux où le présent se conjugue au futur, des réutilisations qui offrent une deuxième vie au patrimoine industriel, tout cela n’efface pas la vague de destructions des années 1980 et le manque de solutions face au futur. Enfin, et surtout, les meilleures réhabilitations du patrimoine industriel ne le rendront pas forcément intelligible sans une clé d’explication. Or celle-ci nous manque cruellement.

Les lofts aménagés dans les anciens ateliers d’usine textile ignorent complètement ce qui existait précédemment ; dans les « paradis » s’entassent les modèles des statues qui ont peuplé la moitié du monde et qui pourtant nous sont complètement étrangères ; le textile a complètement disparu de l’espace rémois ; un modeste centre d’interprétation de la clouterie peine à ouvrir ses portes dans les Ardennes : ce sont là les indices alarmants de l’amnésie qui nous guette.

Pire encore, le désintérêt que la société a marqué vis-à-vis des laissés pour compte des transformations de l’économie a abouti tout naturellement à ce que se perdent progressivement des savoir-faire liés à des activités industrielles perdues ou considérées comme dépassées. Nous sommes si peu sensibilisés au monde de la technique qu’une visite des machines de la bonneterie entreposées au musée Vauluisant de Troyes semble un parcours surréaliste. À Sedan, on est peut-être en train de conjurer le sort en formant des jeunes qui sauront à l’avenir faire fonctionner ces merveilleux monstres que sont les machines à fabriquer les tapis au point de Sedan.

L’urgence à constituer un lieu d’information et d’interprétation du passé industriel champardenais serait-elle compensée par l’existence d’un musée célèbre, celui de l’Outil et de la Pensée ouvrière ? Il faudrait que ses objectifs fussent bien différents.

Réalisation spectaculaire et passionnante, toutefois, que celui de la réhabilitation d’un grand hôtel du XVI e siècle, pour accueillir une collection exceptionnelle, celle d’un homme hors du commun, Paul Feller, et des associations qui ont accompagné et poursuivi son œuvre. Malgré une politique culturelle ouverte, elle reste surimposée à la région.

Le modèle, encore qu’incomplet, serait à trouver dans la petite ville ardoisière de Rimogne, qui s’est équipée d’un petit centre d’interprétation de son patrimoine toujours visible. À quand, et où, le lieu où le visiteur, le chercheur ou tout simplement le citoyen curieux pourra s’informer et faire sien le passé « des sociétés fabricantes » de Champagne-Ardenne qui l’on précédé ? Question d’autant plus urgente que la solution ne peut plus venir de l’État qui a entrepris un vaste mouvement de désengagement, en particulier en matière culturelle. C’est ici, maintenant, avec nous que le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne doit trouver la clé de son futur.

Notes de Conclusion

1 On nous permettra ce petit clin d’œil, à rebours, vers le Guépard de Lampedusa et les paroles désabusée du prince Salina !

2 Le tourisme d’entreprise nous a depuis longtemps montré qu’il peut être une ressource non négligeable, créatrice d’emplois. Mais la Champagne-Ardenne dispose d’un des monuments les plus visités de France, la cathédrale de Reims, et d’un produit d’appel qu’il n’est pas nécessaire de vanter, le champagne. Parfois, la richesse est un frein à l’imagination….